Depuis maintenant plus de quarante ans, Josiane Ubaud, lexicographe et ethnobotaniste en domaine occitan, se bat pour la sauvegarde de sa langue et de sa culture, aussi bien en produisant des dictionnaires particulièrement ambitieux qu’en proposant des balades botaniques. En ce mois de janvier 2024, la rédaction de Cheminez a décidé de lui laisser la parole dans un entretien publié en quatre parties. Voici la dernière. Pour découvrir les parties 1, 2 et 3, cliquez ici !

Propos recueillis par : Lamia DIAB EL HARAKE, Nidal EL YACOUBI et Gaëtan DESROIS.

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Cheminez : Si nous vous avons contactée dans le but de vous proposer une interview, c’est parce que vos travaux illustrent parfaitement la nécessité de préserver les langues qui portent en elles des visions du monde auxquelles il ne faut surtout pas renoncer. Quels rôles peuvent jouer les nouvelles générations dans la préservation des langues et des cultures ? Et quelles initiatives vous ont le plus touchée ?

Josiane UBAUD : Je vous dirais que ça fait un peu partie de mes côtés désespérée, mais je sens peu d’appétence auprès des jeunes générations – ce n’est pas pareil en Bretagne encore une fois. On est plusieurs personnes âgées à sentir cela. Par exemple, il n’y a pas de relève dans les associations locales. C’est extrêmement douloureux.

Il y a une véritable appétence par les « folkloreux » pour toutes nos danses et nos repas. Mais ce n’est pas en dansant et en bouffant que l’on va reconquérir notre langue ! Je note en outre une absence totale de volonté de perfectionner sa langue.

Personnellement, j’ai dû démarrer à zéro, et mon souci quotidien c’était de parler mieux le mercredi que le mardi, en consultant tous les dictionnaires et en lisant tous les auteurs – parce qu’on a des auteurs exceptionnels. Je ne sens pas le même désir, la même ambition, dans la nouvelle génération, et ça me navre. Au contraire, il y a cette volonté de s’affranchir des règles de grammaire et d’orthographe. Comme si une langue sans orthographe était possible. C’est absolument navrant !

Cheminez : Est-ce que c’est vraiment propre à l’occitan ? Parce que ce manque de volonté dans les nouvelles générations, l’envie de rien, ça se voit un peu partout sur d’autres domaines. C’est la perte de sens générale du monde globalisé.

Josiane : Complètement. Ces jeunes ne comprennent pas que s’ils maîtrisaient leur langue ils comprendraient les recettes, les toponymes, et ils honoreraient leurs écrivains, au lieu de lire des banalités en français ou en anglais. Le côté musical marche très bien ; pas seulement pour aller danser ; parce qu’on a des musiciens d’extrême qualité, qui font un travail d’enquête, font remonter les chansons, les contes.

L’initiative qui m’a le plus touchée, c’est PAMacée : je ne m’attendais pas à être contactée. Ça peut même venir des écoles agricoles, qui sont en lien avec le terrain, et donc le terroir. Mon intervention a été très remarquée, parce qu’elle permettait à la fois de contrer l’argument de l’inutilité de la langue et de la culture occitanes, tout en proposant un retour à un modèle d’écologie raisonnable, en opposition avec l’écologie histérique qui passe son temps à condamner. Il faut montrer en quoi les savoirs populaires anciens sont d’une grande modernité pour gérer les problèmes de l’eau, de l’économie. Le fondement de nos agricultures raisonnables : ne pas gaspiller l’eau.

Cheminez : Aujourd’hui, on nous parle du succès de la permaculture, alors qu’on peut supposer qu’il existait des techniques similaires.

Josiane : Tout à fait. Les anciens en faisaient, même si on ne nommait pas cela « permaculture ». Il y a des textes de qualité qui montrent tout le génie de la gestion de l’eau dans les pays secs. Aujourd’hui, tout le monde s’extasie devant les oasis en Arabie, et personne ne s’interroge sur la gestion de l’eau dans les Cévennes. Ça me navre. J’ai envie de crier : interrogez vos ancêtres !

Pourquoi admirer ailleurs des choses qui se faisaient ici ? C’est le fameux prisme du « Ailleurs c’est toujours mieux, ici il n’y a jamais rien ». C’est de l’infantilisme absolu ; ça fait partie du dénigrement inculqué, qui crée une absence de curiosité sur ce qui ce qui se passait chez nous. Tous les peuples ont fait des stockages d’eau. On est en régression idéologique dangereuse.

J’ai fait une conférence à l’université occitane de Nîmes, qui m’a été demandée par le parti breton, qui faisait une réunion sur la gestion de l’eau. Je l’ai illustrée avec l’exemple occitan. S’il y a bien un pays où il a fallu tout gérer, la sécheresse terrible, les trombes d’eau, c’est chez nous. Parce que dans les Cévennes, bonjour. Quant aux bretons, ils l’ont illustrée à leur manière.

Cheminez : On retrouve ça dans les habitations. Aujourd’hui, on parle de chaleurs d’été, alors qu’avant on savait faire des habitations capables d’isoler de la chaleur.

Josiane : C’est ce que j’appelle l’invention de l’eau froide. On pourrait aussi parler d’un autre secteur : les cultures associées. J’ai des textes d’archives du XVème siècle en occitan qui parlent des cultures associées : c’était le b.a.-ba de l’agriculture. Entre les rangées de vignes, on plantait des légumes ; sous les oliviers, on cultivait du safran.

La Société d’Horticulture et Histoire Naturelle de l’Hérault, dont je suis vice-présidente, décernait en 1920 le prix de la meilleure asperge cultivée entre les rangées de vigne. C’était hier, ce n’était pas au Moyen-Âge. Et vous avez des chercheurs qui se pavanent en Afrique, et qui s’extasient parce que là-bas, ils font des cultures associées. Moi ça me met hors de moi.

Un jour j’ai raconté ça à un chercheur et je lui ai dit que c’était l’invention de l’eau froide. Il n’a pas apprécié – mais je suis là pour ça.

Cheminez : C’est toujours plus séducteur de regarder ailleurs.

Josiane : Toujours. C’est comme la défense des langues : Jacques Chirac pleurait sur la disparition de la langue albanaise. Tremblements authentiques ! En revanche, la disparition de l’occitan et du breton, il n’en avait rien à faire ! Mais l’albanais, évidemment que ça le préoccupait ! Parce que c’était loin. On octroyait des bourses à des étudiants s’ils partaient en Afrique ou en Asie étudier les langues de là-bas, parce qu’elles ne sont pas dangereuses pour le jacobinisme. Alors que nous, avec « nos langues de merde parlées par des dégénérés », on a le toupet d’être sur place et d’encercler l’Île de France. Vous imaginez le danger ?

Cheminez : L’exemple le plus probant, c’est le général de Gaulle qui avait prononcé « Vive le Québec libre », avec les québécois qui lui ont répondu « Occupez-vous de vos bretons. »

Josiane : Exactement. Et après, nous donnons des leçons d’humanisme et de droits de l’homme. Alors que ce que commet l’État jacobin, c’est non seulement un linguicide, mais aussi une colonisation. Je n’ai aucun scrupule à employer ce mot. Regardez ce qui se passe : l’ostracisme commence dès l’accent. On est marqué au fer noir. L’accent provençal peut vous coûter votre emploi. Je connais quelqu’un d’ici, qui était professeur de français, et qui avait l’accent languedocien. Il s’est fait renvoyer. On lui a dit : « Vous reviendrez quand vous aurez perdu votre accent ». Vous imaginez ? On nous enlève nos langues, nos cultures, nos prénoms, nos accents.

Il y a aussi la discrimination à l’embauche : on refuse des comédiens parce qu’ils ont un accent, et les occitans ne peuvent s’occuper que des commentaires sportifs et des galéjades. Songez aussi que des sociétés refusent d’indiquer leur siège social quand celui-ci se trouve à Marseille, parce que c’est considéré comme une visibilité négative. Des exemples comme ça, j’en ai une pelletée.

Tout à l’heure, vous me demandiez quelles étaient les initiatives qui m’avaient le plus touchée. Il y a vous, Cheminez. Je vous remercie vivement de m’avoir contactée.

Cheminez : C’est un peu dans l’idée de participer à cette lutte qu’on a fondé Cheminez. On remarque comme vous que l’universalité se trouve dans les singularités des langues et des cultures. C’est comme ça qu’on peut toucher à l’humain.

Josiane : Complètement. C’est nous les vrais universels. Parce qu’on partage nos savoirs populaires qui ont forcément des troncs communs avec d’autres cultures : dans l’esprit, le rapport à la plante, aux paysages, aux vieux détenteurs de savoirs, que nous encensons et que les jacobins méprisent.

Dans PAMacée, il y avait un professeur d’université, une dame qui conseillait sur les plantes, un berger, tous mis à égalité de savoirs, comme dans mon colloque en Catalogne. C’était magnifique.

Les savoirs, c’est comme une pratique sportive : ils peuvent se perdre. Mais si vous ne faites plus de vélo pendant dix ans, vous pouvez réapprendre la technique (après vous être cassé la gueule). Tandis que s’il y a rupture de passation, c’est foutu. Ou alors ça revient sous la forme d’une mode bobo.

C’est ce qui explique qu’il y a de plus en plus d’intoxications dues à des champignons. Des bobos qui n’ont pas la connaissance du terroir mangent des champignons, au prétexte que « Dame Nature ne peut pas être maléfique ». Il y a aussi ceux qui veulent se soigner avec des plantes et qui doublent la dose pour que ça soit plus efficace. Les anciens, eux, connaissaient la préparation, la durée de la cure, la concentration de la plante.

Ces incidents permettent de diaboliser les savoirs populaires. Première étape : je dénigre, je diabolise, j’insiste sur des morts de mauvais usages. Deuxième étape : je récupère ces plantes et je les transforme en gélules, qui seront vendues en pharmacie trois fois plus cher.

Oui, c’est nous les universalistes. Ce ne sont pas ceux qui éradiquent les racines pour tout uniformiser.

Cheminez : Merci Josiane de nous avoir accordé cet entretien.

Josiane : Merci à vous de me l’avoir proposée. Bonne journée !

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