En avril 1999, dans son rapport sur les langues de la France, remis aux ministres de l’Education nationale et de la Culture, Bernard Cerquiglini, en annexe d’un paragraphe qui évoquait les langues hmong et arménienne, proposait une note signalant de manière quelque peu désinvolte et intrigante qu’ « une communauté tamoule, sur laquelle le rapporteur manque malheureusement d’informations, est également implantée depuis longtemps dans l’île de la Réunion. » Je vivais et travaillais à l’époque à la Réunion, et étais justement en pleine phase d’investigations sur les cultures indiennes de l’île, pour ce qui allait devenir le site internet Indes réunionnaises.
Sans doute par manque de temps, peut-être de moyens et de sources facilement accessibles, le linguiste et chercheur au CNRS – dont les travaux sont par ailleurs remarquables – se contentait donc de déplorer son manque d’informations sur le tamoul, laissant ainsi dans l’obscurité une de ces dizaines de langues qui participent de l’histoire de notre culture française, multiple, complexe, métisse.
À lire la note de Cerquiglini, on imagine caricaturalement une étrange bande d’individus exotiques, dissimulés dans le secret de quelque vallée perdue au fond d’une île du bout du monde. Une bande installée là « depuis longtemps »… vingt ans, cent, plusieurs siècles ? Mais de qui peut-il bien s’agir ? Que font là ces créatures énigmatiques ? Que peuvent bien cacher ces Tamouls ? Quelle langue parlent-ils ?
L’Inde donc. Et plus particulièrement le sud-est de la vaste péninsule, le Pays tamoul, où se trouvaient notamment les comptoirs français de Karikal et surtout de Pondichéry… même si bon nombre d’engagés furent aussi recrutés ailleurs. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, ce furent donc des dizaines de milliers de Tamouls, rapidement appelés Malabars ou Malbars, qui furent acheminés à la Réunion, où la plupart restèrent durablement. À un degré moindre cette immigration indienne concerna aussi la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, où l’on appela Coolies ces nouveaux venus. Les descendants de ces Malbars et de ces Coolies, plus ou moins métissés, sont aujourd’hui des centaines de milliers et, à la Réunion, constituent au moins 20% de la population. L’histoire de leur(s) langue(s) me semble particulièrement instructive.
Nous l’avons dit, la majorité des engagés indiens de la Réunion – à côté de Bengalais, de Kéralais, etc. – venaient du Pays tamoul, et parlaient donc la langue tamoule. Peu de Français ont une connaissance autre qu’élémentaire de la situation linguistique de l’Inde. Aussi, pour rester simple, voire simpliste, et se concentrer sur la langue qui nous concerne, rappelons quelques données essentielles.
- Le tamoul est une langue dravidienne, comme les autres langues principales du sud de l’Inde, et à la différence des langues indo-européennes, dont le hindi, le bengali…
- C’est une des langues les plus vieilles du monde et sa littérature a des origines incomparablement plus anciennes que la littérature française, puisque les premières œuvres tamoules sont contemporaines de la littérature latine.
- Il s’agit d’une des vingt langues les plus parlées dans le monde, avec plus de 86 millions de locuteurs.
- Le tamoul est langue officielle en Inde, au Sri Lanka et à Singapour.
- Le français a intégré au moins deux mots de tamoul dès le XVIIe siècle : « curry » et « catamaran », dont les parcours étymologique et géographique sont de petites odyssées.
Sur l’île de la Réunion, l’histoire de la langue tamoule est marquée par trois phases principales. La première génération des engagés, au XIXe siècle, la pratiquait bien sûr de manière courante, en tant que langue maternelle. Par la force des choses et les nécessités d’une « intégration » plus ou moins réussie, ces tamoulophones sont devenus bilingues ou trilingues, puisqu’ils ont dû s’approprier le créole et/ou le français dans le cadre de leur travail ou de leurs interactions sociales.
Les générations suivantes ont délaissé la langue ancestrale, toujours au profit du créole et du français. Le tamoul, pour elles, était davantage un obstacle qu’un moyen de communication et d’insertion. Les autorités françaises, dans la logique de leur politique cadenassée de monolinguisme exclusif, ne pouvaient qu’encourager l’abandon de cet idiome immigré, parallèlement à leur lutte – beaucoup plus délicate et difficile – contre la langue créole.
La troisième phase de cette histoire, qui remonte à peine à quelques décennies[1], est celle d’un désir, chez certains Malbars, de se réapproprier leur culture originelle. La langue étant un des marqueurs culturels les plus forts, elle fait donc partie des éléments patrimoniaux à réintégrer. Mais le phénomène ne touche qu’une petite minorité. Il faut dire que le tamoul est une langue extrêmement riche et complexe, possédant son propre alphabet ; son apprentissage exige donc des efforts considérables, que le contexte ne favorise guère.
Il existe cependant, par exemple, quelques poignées d’élèves qui apprennent le tamoul dans un ou deux lycées réunionnais. Et le tamoul fait partie des langues « étrangères » qui peuvent être présentées au baccalauréat : il figure au Bulletin Officiel entre le swahili et le tchèque.
Plus significativement, il est intéressant de souligner quelques autres faits concernant cette histoire de la langue tamoule à la Réunion. Même tout au long de la deuxième phase que nous décrivions succinctement ci-dessus – cette phase de déperdition –, deux réalités remarquables ont pu être observées.
La première réalité est que quelques individus ont perpétué la langue pour des motifs religieux, qui participent en même temps de la culture identitaire. En effet, la plupart des Malbars ont continué à la Réunion, tout au long du XXe siècle, à pratiquer les formes populaires de l’hindouisme tel qu’il existait au Pays tamoul du temps de leurs ancêtres. La pratique, à peu près obligatoire, du culte catholique, en parallèle, n’a jamais pu étouffer ces traditions. Que ce soit par exemple dans le cadre des cérémonies purement religieuses (notamment les pûjâ, ou poussé en créole), ou dans celui d’une passionnante pratique théâtrale qu’on appelle le « bal tamoul[2] », il s’est toujours trouvé quelques Malbars pour apprendre par cœur et réciter les textes de langue tamoule dont ils avaient besoin, ou pour savoir encore les lire dans des ouvrages transmis de génération en génération. Les lire ou, très souvent, les décrypter phonétiquement sans plus être capables d’en maîtriser précisément le sens.
La seconde réalité observable est que la langue créole a bien évidemment quant à elle intégré des éléments tamouls. D’une part, probablement, dans sa phonétique, son phrasé. D’autre part dans son lexique. Il serait intéressant d’étudier si une influence syntaxique existe également.
Pour en revenir au lexique, on peut à titre d’exemple se référer au vocabulaire culinaire. En créole réunionnais, des mots tels que rougail, cari, caloupilé, vadé, larson, aplon ou massalé viennent du tamoul ou ont transité par lui (pour le dernier cité). Idem pour le fameux colombo antillais (kulambu en tamoul). Certains de ces mots sont devenus familiers aux oreilles francophones et trouvent leur place dans la grande fête métisse de la langue française… qui n’est autre chose – comme l’italien, le roumain, l’occitan, le corse, le catalan… – qu’un créole latin.
Si, par extraordinaire, Bernard Cerquiligni lisait ces lignes, il pourrait donc y trouver l’ébauche des informations dont il manquait en 1999. Quant aux Parisiens, ils ont peut-être une autre vision des Tamouls et de leur langue : ils peuvent voir celle-ci s’afficher aux vitrines de nombreux commerces, du côté de la Gare du Nord. C’est la Petite Jaffna, ou Little Jaffna… puisque « la langue de la République est le français[3] », mais qu’en France on adore l’anglais autant qu’on snobe le breton, le créole ou l’alsacien (mais c’est une autre histoire)…
La Petite Jaffna, donc : l’expression fait référence à la plus importante ville tamoule du Sri Lanka, pays d’où la guerre civile longue et meurtrière a chassé toute une diaspora. Une petite partie de celle-ci est venue se fixer dans le Xe arrondissement. Mais ceci aussi est une autre histoire…
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[1] Juste avant lesquelles on doit aussi noter l’arrivée de Pondichériens, tamoulophones, ayant opté pour la nationalité française.
[2] Il s’agit d’une forme de spectacle héritée du théâtre populaire et rural du Pays tamoul, mettant en scène des épisodes de la grande épopée du Mahâbhârata (« Barldon » en créole réunionnais). Cette pratique s’inscrit notamment dans la période des dix-huit jours de préparation à la marche sur le feu, qui elle-même trouve ses racines dans le Mahâbhârata.
[3] Article 2 de la Constitution.
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