Les rentrées littéraires de janvier et de septembre sont extrêmement scrutées par la presse et les professionnels du livre. Et pour cause ! Plusieurs centaines de nouveaux romans sont attendus dans les rayons des librairies. En ce début d’année 2024, trois d’entre eux ont retenu notre attention : Le Débat des Dames, le troisième volume de la trilogie de fantasy Le Chevalier aux Épines de Jean-Philippe Jaworski (Gagner la Guerre) ; Identité Nomade, le dernier livre de J.M.G. Le Clézio, dans lequel l’écrivain lauréat du Prix Nobel de Littérature revient sur sa relation avec la France, l’Île Maurice et l’Afrique ; et enfin Avec les fées, de Sylvain Tesson.
Voyageur passionné et écrivain de nombreux best-sellers, Sylvain Tesson est un auteur très apprécié du public. Plusieurs de ses récits de voyages ont été adaptés au cinéma, comme Dans les forêts de Sibérie, La Panthère des Neiges ou encore Sur les chemins noirs. Grand amoureux des paysages, l’auteur raconte dans Avec les fées sa dernière odyssée : de la Galice au Nord de l’Écosse, en passant par la Bretagne, le Pays de Galles, l’Irlande et l’Île de Man, il a parcouru en bateau l’arc celtique.
Comme d’habitude chez Tesson, on retrouve aussi bien son amour pour les aphorismes et ce regard porté sur le monde qui ont fait son succès. Très bien écrit, Avec les fées est une lecture agréable, où l’auteur clame son amour pour les paysages celtes. Toutefois, cette lettre d’amour est, à notre avis, affaiblie par plusieurs écueils.

Aimant autant les voyages que la littérature, Sylvain Tesson apprécie glisser dans son sac à dos de nombreux romans, recueils de poésie et essais philosophiques. On se souvient ainsi qu’il avait amené notamment Conrad et Vassili Peskov dans la cabane au bord du lac Baïkal dans laquelle il a passé six mois. Tesson recrée une géographie littéraire, avec des paysages hantés par les grands écrivains qui les ont décrits avant lui. Une propension qui a fait de l’auteur de L’Axe du Loup le parfait client pour l’émission littéraire annuelle Un été avec… de France Inter[1] ; ainsi, pour la préparation de cette émission, il a parcouru l’ancienne Mer Égée avec dans ses valises L’Iliade et l’Odyssée pour Un été avec Homère, avant de cheminer dans les Ardennes avec Les Illuminations et Une saison en Enfer dans Un été avec Rimbaud.
Cependant, il semblerait que les paysages bretons n’aient pas eu droit aux mêmes égards. Non pas que Sylvain Tesson soit parti sans livre ; au contraire, comme il le confie au début de l’ouvrage, sa cabine en était remplie ; il a même fait appel à quelques illustres auteurs, comme Victor Hugo, Louis Aragon, Guillaume Apollinaire, André Breton et Julien Gracq pour l’accompagner. Le point commun entre tous ces écrivains ? En plus d’être reconnus comme des génies, chacun d’eux a la particularité – certes secondaire – de ne point être breton.
Notons également que Sylvain Tesson a amené avec lui de nombreux écrivains étrangers : le philosophe allemand Friedrich Nietzche, les poètes du romantisme anglais Keats, Shelley et Byron, l’écrivain irlandais Yeats et l’écossais Walter Scott. (Tous les pays celtes n’ont donc pas été logés à la même enseigne.)
Peut-être la Bretagne est-elle une terre trop pauvre pour avoir enfanté des écrivains capables de décrire ses paysages ? Rien de plus faux. Si l’on a confiance dans le talent de Victor Hugo (dont l’œuvre nous a inspiré un article sur le deuil) pour décrire les dangers de l’océan, comme il l’a si brillamment fait dans Les Travailleurs de la mer, la Bretagne a également son lot de romans et de poèmes capables de décrire ses paysages ciselés, magnifiques et insolemment dangereux.
On nous rétorquera peut-être que Sylvain Tesson évoque les deux tomes du Génie du Christianisme de Chateaubriand, dans lequel il apporte une réflexion et une histoire des apports culturels de la religion chrétienne dans la philosophie et dans l’art. S’il est vrai que le grand écrivain était breton, Tesson a choisi un livre très éloigné du sujet qui l’occupe dans Avec les fées ; pourquoi ne pas avoir évoqué la première partie des Mémoires d’outre-tombe et Les Martyrs ? En effet dans le premier volume de ses mémoires, Chateaubriand raconte sa jeunesse à Saint-Malo, tandis que Les Martyrs raconte l’histoire de celtes opprimés par l’empire romain. Du reste, nous sommes persuadés que d’autres écrivains bretons auraient peut-être été plus à propos.

On songe notamment à Henri Queffélec, écrivain breton de langue française réputé pour être le grand écrivain de la mer. Sylvain Tesson, qui le soir tombé se met « à contempler le cosmos sur le bord d’une falaise » et pense « réussir le vœu de Sartre : « se faire boire par les choses comme l’encre par un buvard», avait-il connaissance de cette magnifique description que l’auteur breton nous fait de la lune dans Un homme d’Ouessant ?
« La lune se montre, qui jette sur les choses sa lumière pâle, égarée. Astre inachevé, rogné sur les bords comme un vieux sou, mais ayant trouvé sa posture de reine fainéante de la nuit. »
Dans un autre très beau passage, Sylvain Tesson évoque les femmes de marins, pour qui « la géographie était drôlement au point » : « Il y avait les promontoires pour guetter le retour et les chapelles pour pleurer le naufrage ». Mais peut-être l’auteur de La Panthère des Neiges a-t-il loupé l’occasion de citer Marins, ce très beau poème de Xavier Grall dont le dernier vers (« Et les femmes des marins fermeront leurs volets ») dit toute la tristesse taiseuse des futures veuves des naufragés.

Le poète breton Xavier Grall
Si effectivement, « en Bretagne, une femme se mariait à un futur noyé puis élevait un fils qui épouserait une future veuve », c’est que les naufrages étaient malheureusement fréquents. Comment dès lors ne pas penser aux gwerz, ces trésors de la littérature orale bretonne datant de plusieurs siècles qu’évoquait longuement dans nos colonnes le chanteur Denez Prigent, et notamment à l’une des plus célèbres, Gwerz Penmarc’h (« Gwerz de Penmarc’h »), dont voici la traduction des derniers vers ?
« Cent quarante-sept veuves allant au rivage en groupe,
En se demandant l’une à l’autre :
« N’as-tu pas des nouvelles de mon mari ? »
« Des nouvelles de ton mari et du mien ?
Ils sont en train de se noyer devant Penmarc’h! »
Malheur, malheur aux habitants de Penmarc’h
Qui maintiennent une lumière la nuit, sur leur église
Pour que les navires s’échouent[2]. »
Citons enfin le poète Yann-Ber Calloc’h, originaire de l’Île de Groix, tué au combat durant la Première Guerre Mondiale en avril 1917 et dont le nom figure au Panthéon avec les 546 écrivains tombés au champ d’honneur. Fils d’un marin pêcheur qu’il mentionne dans son poème Me zo ganet e kreiz ar mor (« Je suis né au milieu de la mer »), il a écrit des vers magnifiques sur la côte bretonne, notamment dans son recueil de poèmes mystiques Ar en deulin (« À genoux ») :
« Je soupire après la côte si belle dans son habit de lande,
Comme une petite île rongée par les vagues,
Mon cœur est là-bas dans les mâchoires de la mer. »[3]

Le poète breton Yann-Ber Calloc’h, mort au champ d’honneur
Notons toutefois, par soucis d’honnêteté journalistique, que Sylvain Tesson évoque plus qu’il ne cite (la nuance est importante) deux écrivains bretons dans Avec les fées. Le premier, Jean Markale, est un célèbre folkloriste, dont il mentionne l’ouvrage Les Celtes et la civilisation celtique dans la partie sur l’Irlande. Enfin, il cite le nom du poète Eugène Guillevic :
«Dans les terres, la masse sombre offrait un autre monde, pays des bois touffus, bouclier que les bretons nommaient Argoat et le poète Guillevic décrivait de ses borborygmes ».
Une citation qui a de quoi susciter notre étonnement. En effet, Sylvain Tesson semble résumer l’œuvre poétique de Guillevic aux bruits gutturaux que faisait le poète, qui a pourtant gagné quelques récompenses prestigieuses, dont le Grand Prix de poésie de l’Académie Française en 1976, le Grand Prix National de la Poésie en 1984 et le Prix Goncourt de la poésie en 1988. (On peut également être surpris de l’emploi de l’imparfait « nommaient », alors que les bretons continuent de nommer l’intérieur des terres Argoat, en opposition avec le littoral, Armor.)
Est-il possible qu’un écrivain et voyageur de cette envergure ne connaisse pas ces textes, qui sont nos trésors régionaux ? Si la réponse est oui, alors il faut s’interroger sur l’importance de la place des littératures dites « régionales » dans le parcours scolaire des français. Sans opposer la valeur de ces textes à des écrits de philosophes allemands ou de poètes anglais, n’y a-t-il pas une place dans les programmes scolaires pour découvrir des œuvres qui nous racontent les régions françaises, comme le souhaitent les membres d’un collectif de chercheurs, d’artistes et de militants qui ont signé une tribune parue dans Cheminez ? En effet, de nombreux auteurs renommés sont tragiquement absents des programmes scolaires ; on songe notamment à l’écrivain occitan Frédéric Mistral (pourtant lauréat d’un Prix Nobel de Littérature), le basque Jean-Baptiste Elissamburu ou le corse Sebastien Dalzeto.

L’écrivain occitan Frédéric Mistral, Prix Nobel de Littérature
Henri Queffélec écrivait dans Un homme d’Ouessant : « Le code ouessantin ne s’imprime ni à Paris ni en Hollande. Son vélin, c’est le vent qui souffle et on l’apprend comme on respire. » Une citation que n’aurait pas reniée Josiane Ubaud, lexicographe et ethnobotaniste en domaine occitan, qui expliquait dans une interview qu’elle nous a accordée que les paysages sont liés à une langue et à une culture, qui sont les deux outils qu’utilisent les hommes pour les façonner.
Or, Sylvain Tesson qui compare le nom de l’Aber-Wrac’h à un éternuement (page 64) ne semble pas ressentir de respect pour la langue bretonne. Son « amour » pour les paysages de la Celtique nous apparaît dès lors comme superficiel, semblable à celui de ces adolescents amoureux d’une affiche.
Partant avec la certitude que les fées n’existent pas, et qu’« elles ne sont qu’une qualité du réel révélée par une disposition du regard », Sylvain Tesson a embarqué dans sa valise les auteurs de L’existentialisme est un humanisme et Ainsi parlait Zarathoustra, c’est-à-dire des auteurs qui valident son axiome initial.
Dès les premières lignes, l’écrivain rejette l’idée d’une « fille-libellule [qui] volette en tutu au-dessus des fontaines », renvoyant explicitement à l’image de la Fée Clochette de Disney. Il échappe visiblement au fils de Philippe Tesson que les fées celtes ne ressemblent pas du tout à cette image d’Épinal hollywoodienne. Ce que l’on appelle « fée » en français ne correspond pas à la « fée » celte. Comme on traduit maladroitement le mot « gwerz » par « complainte », on traduit de manière incomplète un imaginaire par le mot « fée ». Ainsi, des confusions peuvent s’opérer entre la « groac’h » bretonne et la fée clochette. Aucun breton ne croit aux filles-libellules.

Gravure de Théophile Busnel pour le conte La Groac’h de l’île du Lok paru dans le recueil Le Foyer breton d’Émile Souvestre
Dans la Celtique, la fée a souvent taille humaine, et sa magie bouleverse la vie des hommes, à l’instar de la bonne Dame du Lac ou la mauvaise Fée Morgane qui cause de nombreux troubles dans la légende arthurienne. En Bretagne, les fées sont responsables des naufrages ou de la disparition des enfants, comme La Groac’h. Les fées ne sont pas uniquement des « qualités du réel révélées » (ce que l’on peut nommer plus prosaïquement « poésie »), mais sont d’avantage une interprétation du réel.
Mais les fées ne sont pas que cela. Elles sont aussi, peut-être, le résultat de l’influence des lieux sur la psyché des hommes qui l’habitent (ce qu’Alan Moore nomme la psychogéographie). Comment expliquer que de nombreux bretons disent encore aujourd’hui entendre la charrette de L’Ankou, et continuent de guetter les intersignes qui annoncent la mort de leurs proches ? Sont-ils tous fous ? Menteurs ? Affabulateurs ? Ou sont-ils plutôt le produit non seulement d’un mariage entre langue, culture, croyances et Histoire, mais également de paysages dont Sylvain Tesson est étranger, et qui agissent sur leur façon de percevoir le monde ?
Nous vient alors cette question : peut-on dépouiller un paysage de son imaginaire ? C’est finalement ce dont est parvenu Sylvain Tesson : il s’est émerveillé de paysages qui ne se sont pas entièrement dévoilés à lui.
Si le sujet des langues et des littératures régionales vous intéresse, n’hésitez pas à signer la pétition lancée par le Collectif pour les littératures en langues régionales à l’école.
[1] Le principe de l’émission Un été avec… consiste à proposer à un auteur ou un comédien de s’immerger complètement dans l’œuvre d’un écrivain (Victor Hugo, Marcel Proust, Charles Baudelaire) et d’animer une chronique quotidienne le temps d’un été.
[2] « Seizh intañvez ha seizh-gent / O vont d’an aod en ur vandenn / O c’houl’ an eil digant eben / N’as peuz ket klevet keloù ma den ? /Keloù ho ten ma hini ? / E-tal Penmarc’h maint o veuziñ ! / Mallozh ! mallozh da Benmarc’hiz / A zalc’h gouloù-noz en o iliz. »
[3] « Hirvoud ‘ ran d’en aod ken braù, ‘n hé uiskemant lanneu / El un énézen vihan drailhet get en tonneu, / Me halon e zo duzé é chajelleu er mor ! »






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