Membre de la rédaction de Cheminez, Philippe Pratx est un ancien professeur de français et le coordinateur du Collectif pour les littératures en langues régionales à l’école. Professeur de français à la retraite, il est aussi écrivain. Petite discussion autour de son dernier ouvrage : Ὅλοι (Holoï) – récits rousséliens holorimés.

Cheminez : Bonjour Philippe. Est-ce que tu pourrais te présenter pour nos lecteurs qui ne te connaissent pas encore ? 

Philippe Pratx : J’ai été enseignant pendant une quarantaine d’années, dans l’Hexagone, dans l’Outre-Mer français et à l’étranger. En parallèle, j’ai suivi un autre chemin, celui de la création littéraire dans des domaines différents : la poésie, la fiction narrative, les romans, les récits, etc., et une tendance viscérale à métisser les genres, à brouiller les pistes, à faire sauter les étiquettes. J’ai commencé à écrire dès l’enfance, et je continue aujourd’hui, pendant ma retraite. Avec une constante : échapper aux principes de la littérature de grande consommation, qui est une littérature dont la qualité est assez inégale, qui peut parfois être extrêmement intéressante, séduisante (elle est conçue dans ce but), mais qui obéit forcément à des principes qui sont ceux des produits de consommation, alimentaires ou de quelque nature que ce soit.

Mon objectif est de tirer le lecteur – par une écriture qui sollicite à la fois ses capacités sensorielles, émotionnelles et intellectuelles – d’une passivité qui s’installe aussitôt que la littérature n’est qu’une zone de confort, un divertissement, ou guère plus. Une lectrice, par exemple, m’a dit un jour, au sujet de mon roman Le Scénar, qu’elle n’avait pas du tout apprécié ce livre. Au cours de notre échange par courriel, elle m’a expliqué les raisons de ce rejet : « J’en suis presque arrivée à remettre en doute la réalité de mon existence », ce qui a créé en elle un inconfort, mais aussi l’a amenée à nuancer son jugement négatif : « J’ai aimé cette façon que vous avez eu de chambouler toutes les certitudes que je me construisais », « Je vous remercie de m’avoir autant fait réfléchir ».

Cheminez : En 2023, tu as publié Ὅλοι (Holoï) – récits rousséliens holorimés. Peux-tu nous présenter cet ouvrage, ton projet artistique, et nous expliquer ce qui fait l’unité thématique et stylistique de ce recueil ? 

Philippe : Le projet est un peu résumé par le sous-titre. Des récits rousséliens holorimés. Je parle de « récits », et non pas de « nouvelles », parce que dans la littérature française il y a quelques personnes, puristes peut-être, qui ont une vision très limitée de la nouvelle, sur le principe d’une fin à chute – ce qui n’est pas mon cas : il peut y avoir des récits qui se terminent par une chute et d’autres qui ont une dimension tout à fait différente. Le point commun, c’est la brièveté de ces textes qui sont narratifs, fictifs, même si certains s’inspirent de près ou loin, comme toute fiction en général, d’une observation de la réalité. 

Le sous-titre comporte également l’adjectif « roussélien », faisant référence à Raymond Roussel, qui est un auteur de la première moitié du XXème siècle, catalogué parmi les « fous littéraires », et qui de son temps a été admiré notamment par les auteurs surréalistes, ce à quoi il est resté tout à fait étranger d’ailleurs. 

La raison pour laquelle ce personnage a été considéré comme un fou littéraire, c’est d’une part que ses œuvres sont souvent extrêmement étranges, délirantes pourrait-on dire,  et d’autre part qu’il a un profil psychologique tout à fait particulier : dans son adolescence, vers l’âge de 18 ans, il se considérait comme un génie extraordinaire ; il a ensuite déprimé en se rendant compte que ce qu’il écrivait ne rencontrait pas de succès ; il a passé une partie de sa vie à voyager dans différents pays du monde, en restant enfermé dans un véhicule dont il ne sortait jamais. Bref, une personnalité assez étrange. 

Raymond Roussel

Dans un texte publié à titre posthume et intitulé Comment j’ai écrit certains de mes livres, il explique la manière dont il a rédigé ses œuvres les plus importantes, comme Locus Solus (1914). On peut rapprocher ce dernier texte de ce qu’on a appelé à partir des années 1960 l’Ouvroir de Littérature Potentielle, ou OuLiPo, ce collectif d’auteurs (Raymond Queneau, Georges Perec…) qui travaillait sur une littérature à contraintes. Raymond Roussel a anticipé ce concept littéraire en se donnant une contrainte assez particulière, et qui a abouti à des œuvres très déroutantes.

En ce qui me concerne, mon recueil se termine par une postface intitulée Comment j’ai écrit Ὅλοι, dans laquelle j’explique dans le détail ma démarche. Je n’ai pas repris exactement la même contrainte que Raymond Roussel, je l’ai adaptée à partir de ce que l’on appelle des vers holorimes, d’où le dernier mot du sous-titre du recueil. Des vers holorimes sont des vers qui ont la particularité de rimer intégralement ; si l’on prend l’alexandrin, le vers emblématique de la poésie française classique, on a donc vingt-quatre syllabes qui riment intégralement. Il y a des exemples très connus : « Gal, amant de la reine, alla, tour magnanime / Galamment, de l’arène à la Tour Magne, à Nîmes ». C’est à partir d’alexandrins holorimes que j’ai conçu chacun des récits du recueil. Ces vers ont servi de déclenchement narratif à chacun de ces récits. Ceci, c’est en tout cas la « mécanique » du recueil, dont les visées vont bien au-delà.

Il peut y avoir d’autres éléments de cohérence sur le plan thématique, sur le plan de l’écriture, mais ils sont sans doute moins prononcés, parce que j’ai misé beaucoup plus sur la variété que sur l’homogénéité. Après, comme tout auteur, je suis aussi lecteur, donc il y a des écrivains que j’admire plus que d’autres. L’un de ces écrivains, c’est Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, sur qui j’avais écrit dans ma jeunesse mon mémoire de maîtrise, et qui était avant tout un grand conteur. C’est l’auteur des Contes cruels par exemple ; il a fait aussi du théâtre, un roman qui peut être considéré comme le premier roman de science-fiction (L’Ève future). Quand on regarde les contes, qui sont aussi des nouvelles, de Villiers de l’Isle-Adam, on constate deux ou trois grandes orientations dans ses thématiques, par exemple une orientation vers le fantastique, qui est tout à fait caractéristique d’un conte cruel qui s’appelle Véra

Auguste de Villiers de L’Isle-Adam

Moi-même, dans ce recueil, j’ai tenté une forme de littérature qui se rapproche du fantastique, avec une certaine présence du surnaturel. Une autre veine d’inspiration de Villiers de l’Isle-Adam, ce sont des récits très satiriques basés sur une écriture ironique. C’est une orientation que j’ai pratiquée à l’intérieur du recueil dans des récits en particulier, le quatrième et le septième, qui sont conçus sur des bases de satire sociale et d’écriture ironique. 

Cheminez : Tu es le co-fondateur et coordinateur d’un collectif faisant la promotion des littératures régionales dans les programmes scolaires. Ton intérêt pour les langues t’a d’ailleurs fait rejoindre la rédaction de Cheminez. Peux-tu nous expliquer ton rapport aux langues et quelles langues tu maîtrises ? 

Philippe : Oui, effectivement. L’objectif du collectif est de défendre la diversité linguistique dans le cadre de la République française, et il se trouve que le septième récit de Ὅλοι est en rapport avec ça. 

Pour ce qui est des langues que je maîtrise : malheureusement, il n’y en a qu’une que je maîtrise suffisamment pour pouvoir écrire de la littérature, c’est la langue française. À côté de ça, je maîtrise assez bien l’anglais – ce qui m’a permis par exemple de réaliser l’interview de Suchetha Satish pour Cheminez –, l’espagnol pour avoir séjourné en Colombie, l’occitan, que je comprends plutôt bien à l’écrit comme à l’oral, mais dans lequel je ne m’exprime pas avec fluidité ni aisance. J’ai appris il y a un certain temps la langue tamoule, mon épouse étant de langue tamoule. C’est à peu près tout. 

En revanche, ce qu’il faut retenir, c’est que je suis un fervent défenseur de la diversité. J’alerte, comme bien d’autres, mais sans doute pas assez nombreux, sur la situation extrêmement compromise dans laquelle se trouvent beaucoup de nos langues… On parlait à l’instant de l’interview de Suchetha Satish : elle-même se sentait étonnée et désolée qu’un pays comme la France n’admette pas qu’on puisse sauvegarder une unité nationale tout en ayant un respect de la diversité culturelle et linguistique. 

Cheminez : Tu as évoqué à l’instant La Maison à encorbellement, qui est le septième récit de Ὅλοι. Tu y évoques les langues régionales en France dans le cadre des débats en lien avec la loi Molac, votée en avril 2021. Nous avons remarqué que tu as mis dans l’épigraphe trois citations : une d’Adolf Hitler, une du dictateur congolais Mobutu Sese Seko et une d’un « éminent linguiste », Alain Bentolila, contre qui tu sembles avoir une dent. Qu’est-ce qui rapproche selon toi ces trois citations ? 

Philippe : J’ai choisi ces trois citations parce qu’elles ont la particularité de se fonder sur le chiffre 1. L’unité nationale est pour certaines personnes une obsession fanatisante, qui entraine la réduction de tout ce qui peut échapper à la vision étroite qu’on a de cette unité, de ce chiffre 1. 

La citation associée à Hitler est extrêmement connue, c’est notamment l’idée que le peuple allemand doit être unique, sans la possibilité de métissage. Ce peuple est destiné à construire un seul empire, et pour que cette unité soit scellée définitivement, il lui faut un seul guide qui soit garant de tout ça. 

Mobutu Sese Seko

J’ai choisi la citation de Mobutu, parce qu’elle me tient à cœur personnellement ; j’ai vécu deux ans dans le Zaïre de Mobutu. C’est une phrase que l’on entendait systématiquement plusieurs fois par jour, sur les radios. Ce n’est qu’un extrait d’ailleurs d’un discours où étaient avancés ces slogans basés sur le chiffre 1. 

La citation de « l’éminent linguiste », dont je ne cite pas le nom, fait le lien entre le fanatisme de l’unité et la thématique de la langue. Là aussi, il y a l’idée que l’unicité d’une langue est la nécessité sine qua non pour que fonctionne une unité nationale

Nous sommes relativement nombreux à défendre le fait qu’il n’y a pas besoin d’une unicité de la langue dans un pays, pour en garantir la cohésion, l’unité. Il suffit plutôt qu’une langue soit commune à tous, ce qui est différent, et qui n’empêche pas évidemment qu’elle puisse être partagée avec d’autres langues, dans une situation de plurilinguisme. Dans de très nombreux pays du monde, il y a des centaines de millions de personnes qui sont bilingues, trilingues, depuis leur enfance. 

Cheminez : Derrière cette unité et de cette unicité, il y a aussi cette idée d’un rapport belliqueux aux autres, qui est sous-jacent. 

Philippe : Effectivement, il y a derrière cette unité le rejet de l’altérité, d’une certaine manière. 

Cheminez : Les citations que tu as utilisées ne sont pas anodines… Est-ce que pour toi, cette obsession de l’unité qui sous-tend une fermeture à l’autre participe d’un inconscient presque fascisant, d’une volonté de faire un, face à l’altérité, quitte à utiliser la violence ? 

Philippe : Je vois personnellement peut-être, derrière cette volonté de montrer les muscles et de revendiquer à cor et à cri, un aveu de faiblesse, une peur. À un degré plus profond, si on a peur, c’est peut-être qu’on se sent fragile parce que coupable, d’une certaine manière. Il y a, derrière, un vrai sentiment de culpabilité. On sait qu’on n’a pas forcément raison, mais comme on veut absolument imposer son opinion, on doit la marteler. Et plusieurs instances internationales n’ont pas manqué de pointer du doigt la politique linguistique française qui est en effet coupable au regard des Droits de l’Homme. Pour un pays qui se veut avec prétention La Patrie des Droits de l’Homme, ce n’est guère reluisant. 

Si le pouvoir français a si fortement insisté depuis des siècles et a mis tellement de moyens en œuvre pour parvenir à cette unicité de la langue française, c’est bien, entre autres, parce qu’il y a inconsciemment la sensation qu’on fait quelque chose de pas très correct. C’est valable en France même, ça l’a été dans le système de colonisation, quand on a voulu imposer une langue unique, la culture française, les ancêtres gaulois, à des peuples d’Afrique et d’Indochine, etc. C’est cette culpabilité qui entraine à mon avis beaucoup ce fanatisme. 

Cheminez : On sait que les combats régionaux sont souvent assimilés aux idées d’extrême-droite. Est-ce que pointer ces combats en les associant à ce bord politique, ce n’est pas les disqualifier d’avance ? Et est-ce que c’est vraiment la vérité sur le terrain, ou est-ce une stratégie ? 

Philippe : C’est vrai qu’il peut y avoir une tendance chez certains à ramener les tentations régionalistes à quelque chose qui peut être très passéiste, voire d’extrême-droite – ça existe, c’est une des tendances qui peuvent exister dans le régionalisme, mais qu’on aurait tort de croire majoritaire

Il y a souvent dans les arguments des personnes qui combattent les revendications des régionalistes l’exemple de la Bretagne avec le drapeau breton qui serait d’origine fasciste, et certains groupes d’indépendantistes bretons qui seraient liés à cette mouvance. Il ne faut pas nier que ça existe, mais effectivement, l’argument est biaisé, exagéré et surtout utilisé pour discréditer d’emblée un mouvement qui a bien d’autres dimensions

Si je prends l’exemple du collectif dont je suis le coordinateur, on est aux antipodes de cette conception de la région, mais plutôt dans une vision de régions, de cultures, ouvertes sur le reste du monde, avec le principe qu’être ancré dans ses racines, dans son propre terroir, c’est aussi une manière d’être sûr de soi, bien dans sa peau en quelque sorte, et ouvert soi-même sur les autres, d’être en situation de partager cette culture avec les autres et d’accepter soi-même la culture des autres en retour, au lieu de se replier dans la honte et l’animosité.

C’est quelque chose qui est extrêmement humaniste, ouvert à l’altérité. C’est d’ailleurs tout à fait logique : si je revendique les spécificités d’une culture qui m’est propre et qui est propre à mon territoire, je ne peux pas considérer que pour cela, je dois exclure les autres personnes et les autres territoires, qui ont les mêmes droits que moi. 

Sinon, je me pose tout de suite dans l’attitude quasi-infantile de celui qui se croit forcément au-dessus des autres et qui voudrait s’imposer, calife à la place du calife. « Je suis occitan et je souhaite que l’occitan remplace le français, et soit la langue universelle. » Non, c’est absurde. C’est pour ça que la plupart des régionalistes de notre tendance se retrouvent, quelle que soit leur origine, qu’ils soient bretons, occitans, corses, basques, flamands, créoles, alsaciens, etc., dans ce combat commun et dans le respect réciproque des uns et des autres. 

Cheminez : Nous sommes de ton avis, c’est cette ouverture que nous avons observée sur le terrain, notamment à travers de nos interviews de Denez Prigent et Josiane Ubaud. 

Dans Essai sur la démocratie française, Morvan Lebesque expliquait que les régions avaient été colonisées par Paris, et que par conséquent, les discours régionalistes sont par essence des discours anti-coloniaux. Cette question de la colonisation de la province nous a fait penser au personnage de la tante Danielle dans La Maison à encorbellement. D’abord, elle a un discours presque colonial – très autosuffisant, très centré sur Paris et qui dénigre la Province – ; ensuite, elle se sert dans les richesses des régions à la manière des collectionneurs coloniaux qui volaient des trésors africains ou asiatiques. Penses-tu, à titre personnel, que les régions ont été victimes de ce genre de traitement par Paris ? 

Philippe : Oui, on peut faire un parallèle. Il existe des ressemblances dans la manière dont le pouvoir a voulu s’emparer des régions sous l’Ancien Régime, puis des territoires africains, asiatiques et autres à l’époque de la République. À noter que ce n’est pas forcément le pouvoir parisien, puisque le pouvoir français a d’abord été itinérant au Moyen Âge.

Le cas occitan, qui est celui que je connais le mieux, l’illustre bien : au XIIIème siècle, la croisade contre les Albigeois va mener à terme à l’annexion à la couronne française des territoires concernés, c’est-à-dire le comté de Toulouse, le comté de Foix, les terres de Trencavel, etc. 

Bien qu’on leur ait aussi tendu un hochet religieux – combattre l’hérésie des Cathares a été une motivation affichée pour cette croisade –, il est assez clair que les conquérants, les Croisés menés par Simon de Montfort et ses successeurs, ont été poussés en grande partie par une soif de richesse, de pouvoir.

Les seigneurs qui ont participé à cette croisade ont d’ailleurs été récompensés par des terres, des revenus, des titres, et ont pris possession de ces territoires comme les colons ont pris possession de l’Afrique occidentale, centrale, équatoriale, ou de l’Indochine. Là aussi, l’enrichissement était un des motifs plus ou moins cachés.

Si on prend le personnage de la tante dans le septième récit du recueil, on a également, c’est vrai, cette attitude qui n’est pas raisonnée, mais qui est l’image qu’on se fait de la France, une idée très parisienne, avec Paris comme centre du pays et même du monde. On se dit que si quelque chose a de la valeur, on le prend pour nous. 

Cheminez : Dans La Maison à encorbellement, Olivier se rend en Occitanie et se rend compte que la démarche du musée dans lequel il travaille est superficielle. Selon toi, comment avoir un rapport qui ne soit pas artificiel à la culture ? 

Philippe : Il s’agit de rester assez critique vis-à-vis de ceux qui ne vivent pas la culture mais qui l’utilisent comme argument de « vente » (économique, mais aussi politique). On voit par exemple que dans la région Occitanie, il y a toute une commercialisation d’images culturelles : le pays cathare, les sentiers cathares, les châteaux cathares. Une assurance cathare sera plus sûre qu’une assurance qui ne l’est pas. 

À partir du moment où on transforme une culture « régionale » en argument de vente, ça me parait effectivement d’un goût douteux. C’est bien sûr compréhensible dans notre contexte de néolibéralisme triomphant : la logique économique a ses propres règles… mais pour quelqu’un qui est attaché à des valeurs culturelles humanistes, c’est quelque chose de dommageable

C’est aussi cette tendance à transformer la culture régionale en quelque chose qui se rapproche du parc à thème. Je vis en Ariège mais je suis tarnais d’origine ; il y a un village réputé dans le Tarn qui s’appelle Cordes-sur-Ciel ; on a rajouté « sur ciel » parce que ça fait beaucoup plus vendeur. Vous imaginez : un village qui est bâti sur le ciel ne peut pas être moche, donc il faut y aller. Du coup, c’est quelque chose qui a été vidé de son authenticité pour devenir effectivement, de manière officieuse, une sorte de parc à thème médiéval. Je ne sais pas forcément ce qu’est l’authenticité culturelle, mais je sais ce que ça n’est pas. (rires) Je le ressens comme ça. 

Cheminez : Il y a effectivement le spectre de Raymond Roussel qui plane dans ces récits rousséliens holorimés, mais on a d’autres auteurs également. Il y en a un qui nous est apparu dès le premier récit, c’est Victor Hugo, puisqu’on y retrouve un Quasimodo haïtien assorti d’une Esmeralda un peu gitane. Dans l’Holos du Sortilège, tu mentionnes également « la bouche d’ombre ». Quel est ton rapport à Victor Hugo ? Voulais-tu lui rendre hommage ? 

Philippe : Ces références montrent qu’il fait partie de cette culture littéraire qui nourrit beaucoup de Français, notamment de ma génération. C’est un personnage qui influence beaucoup, c’était une personnalité colossale. C’est un peu aussi ce que je lui reproche. 

Cheminez : Tu sembles d’accord avec Gide quant, à la question « Qui est le plus grand écrivain français ? », il répondait « Victor Hugo, hélas. ».

Philippe : Tout à fait. (rires) « Hélas », parce que sa stature imposante fait de l’ombre à beaucoup d’autres. C’est un auteur qui est admirable d’un côté, mais qui a aussi joué sur la facilité. Je me moque parfois de Victor Hugo en rappelant que, dans Les Contemplations par exemple, il fait souvent rimer le mot « ombre » et le mot « sombre ». Une facilité de plume presque caricaturale. Personnellement, je préfère les poètes symbolistes, décadents, plus modernes. 

Victor Hugo est aussi présent dans l’Holos du Sortilège. On ressent cette atmosphère hugolienne avec le spiritisme – il ne faut pas oublier que Victor Hugo a été ainsi en contact avec Jésus Christ, Socrate, Shakespeare, Mahomet et des dizaines d’autres – dans ses séances de spiritisme lorsqu’il était dans les îles anglo-normandes. Quand je pense moi-même au spiritisme, je pense à Victor Hugo. 

Cheminez : Dans le récit du sortilège, tu évoques Charcot, et on a l’impression d’y lire une métaphore du pouvoir hypnotique de la ville sur les campagnards. 

Philippe : Pas directement, mais effectivement il y a une personnalité issue d’un coin un peu perdu : c’est le personnage principal. Cette jeune femme n’est peut-être pas fascinée, ou peut-être l’est-elle partiellement, en tout cas elle est happée et débordée par un univers qui n’est pas le sien, qui l’affaiblit, qui la manipule. 

Cheminez : On a remarqué à propos de Charcot que tu l’as plusieurs fois mentionné sur Facebook. Pourquoi ? 

Philippe : C’étaient des petites fantaisies de créations visuelles. Je parlais tout à l’heure de la classification de Roussel dans les fous littéraires, donc c’est surtout le rapport de Charcot à la folie qui m’intéresse. La folie est une thématique que j’explore depuis très longtemps. 

Ce personnage de Charcot, que j’ai découvert récemment, m’a paru intéressant justement parce qu’il est emblématique des rapports de la société avec la folie, cette volonté de soigner (qui n’a pas toujours existé : le fou a ou a eu des statuts fort différents dans diverses sociétés), ce rapport ambigu entre le médecin et le patient. 

On a souvent tendance à se demander si le thérapeute dans le domaine de la folie ne prend pas en soi une part de cette folie. Dans le texte, il est très ambigu, puisqu’il est à la fois le soignant et l’antagoniste, le danger. Dans mes écrits, je fais aussi souvent des références à Nerval, un autre personnage intimement lié à la folie. 

Cheminez : Dans plusieurs nouvelles, et principalement dans Holos des Deux Chats, tu évoques le Covid-19. Est-ce que tu as eu besoin en tant qu’écrivain de renseigner l’Histoire, ou est-ce un besoin personnel d’évoquer cette période assez éprouvante par le biais de l’écriture ? 

Philippe : Disons que ce qui m’a frappé, plus que la Covid elle-même, c’est la gestion de la crise. Dans deux textes, dont à nouveau La Maison à Encorbellement, j’y fais référence, et notamment à Jean-Michel Blanquer, à sa manière de gérer la crise dans l’Éducation nationale… tout en exerçant son pouvoir destructeur sur cette institution publique. La pandémie a bien sût été un épisode très marquant pour une grande partie de l’humanité. Toute situation de danger qu’on transforme médiatiquement en crise apocalyptique est révélatrice de divers mécanismes humains. Les réactions sont exacerbées. Le pouvoir déboussolé cache son incompétence derrière des masques divers et des postures pleines d’assurance, qui ne trompent que ceux qui veulent être trompés. La macronie a clairement montré, dans ces circonstances, sa vanité, son hypocrisie, son mépris des gens…

C’est ce contexte révélateur qui m’a intéressé, et je l’ai traité sur le mode ironique, en faisant un éloge dithyrambique de personnages, investis du pouvoir, qui se voient comme de véritables génies. C’était un moyen pour moi de faire la satire de l’un des travers humains que je déteste le plus : la prétention, la vanité méprisante. C’est un défaut largement répandu : la façon dont toute personne qui acquiert du pouvoir, ne serait-ce qu’une parcelle de pouvoir, même petite, tend systématiquement à en abuser ou en mésuser. Ce défaut me semble très développé en France, peut-être plus que dans les autres pays. Ça a été pour moi une nécessité de dénoncer ça, ainsi que d’autres dérives et d’autres travers. 

La Maison à Encorbellement, par ailleurs, évoque en fil rouge les péripéties qui ont entouré la loi Molac. Cette loi, qui a pour objectif de défendre et de promouvoir nos langues dites « régionales », est passée inaperçue pour beaucoup de Français, en partie parce que justement les priorités médiatiques se portaient volontiers vers la pandémie. Elle a été combattue violemment et parfois non sans hypocrisie, par exemple par Jean-Michel Blanquer ; elle a été votée, approuvée par le Parlement, contre toute attente. Puis finalement elle a été vidée d’une partie essentielle de sa substance par le Conseil constitutionnel, crispé dans ses réflexes de défense obsessionnelle de l’article 2 de la Constitution (1er alinéa : « La langue de la République est le français »), utilisé comme arme de guerre contre nos langues pourtant par ailleurs considérées comme éléments constitutifs de notre patrimoine… Cette loi aussi, pour plusieurs raisons, est historique, et c’est surtout pour elle que j’ai voulu ici, « renseigner l’Histoire », à ma manière et modestement.

Cheminez : Pour conseiller à nos lecteurs d’acheter et de lire ton recueil, je dirais que, même si les nouvelles ne sont pas forcément gaies – puisqu’il s’agit bien souvent d’histoires d’amour qui finissent mal, voire qui ne commencent pas –, c’est un recueil avec beaucoup d’humour. Par exemple, dans L’Holos de l’Engoulevent, on retrouve, en plus de Lovecraft, un ersatz parodique de Michel Houellebecq. 

Philippe : Effectivement, avec une orthographe anglaise ou américaine qui existe véritablement. Houellebecq a écrit une biographie de Lovecraft, donc je ne pouvais pas m’empêcher de faire ce clin d’œil effectivement. 

Les récits du recueil sont pratiquement tous conçus autour de personnages de « losers » Et quand on n’a pas des « losers », et qu’on se retrouve comme dans l’Holos des Deux Chatsavec des personnages appartenant à l’élite et qui sont des « winners » par nature sociale en quelque sorte, on a quand même une vision très négative de la société. Cet Holos des Deux Chats est un des plus satiriques et dénonce notre société américanisée à outrance, jusque dans son langage, une société du néolibéralisme triomphant, une société où l’on pousse l’obsession du paraître et la soif de notoriété jusqu’à l’hubris et jusqu’à l’absurde. C’est quelque chose d’assez significatif !

Ceci dit, les « losers » du recueil sont plutôt sympathiques, me semble-t-il, ou en tout cas peuvent susciter un peu d’émotion empathique, mais aussi de réflexion, en raison notamment de ce profil de perdant. 

Cheminez : Dans la dernière nouvelle, ton personnage remonte le temps dans sa machine à laver. Si tu devais faire la même expérience, à qui tu rendrais visite dans ta famille ? 

Philippe : C’est très difficile à dire. J’ai un frère qui effectue des recherches généalogiques sur notre famille. Il est remonté jusqu’à la fin du XVIIIème siècle et a découvert que nos ancêtres étaient à cette époque dans le fameux pays cathare que j’évoquais, dans l’Aude. Ça m’intéresserait de rencontrer un enfant de cette époque, et même de remonter encore plus loin, et de me rendre compte que j’ai des ancêtres qui peuvent être des Romains, des Wisigoths, des Gaulois, des Sarrasins. Ce serait intéressant de remonter à ce mélange presque certain d’origines diverses que pourrait être l’individu que je suis.  Ça permettrait de se rendre compte que notre vision très limitative de la nationalité n’est finalement qu’une pure construction idéologique. 

Cheminez : Cela nous fait penser à une étude scientifique, qui a fait la démonstration que nous n’avons pas qu’un seul ancêtre à l’époque de Charlemagne, mais qu’au contraire, tous les habitants de cette époque – dont Charlemagne – sont les ancêtres de tout le monde en Europe. On a tendance à considérer la généalogie comme un arbre, alors que c’est un réseau où nos ancêtres apparaissent plusieurs fois. C’est mathématique.

Philippe : Oui, tout à fait. On a la vision de la généalogie qui serait comme un arbre, mais c’est beaucoup plus complexe que ça, effectivement. Ces recherches sont très importantes effectivement parce qu’elles permettent d’ouvrir la porte à plus de tolérance

Pour en savoir plus sur Philippe Pratx et son oeuvre

Philippe Pratx anime un site internet, sur lequel vous trouverez ses différents travaux. En outre, soucieux de nouer un contact avec ses lecteurs, il a ouvert un site interactif spécifiquement consacré à Ὅλοι, donnant la possibilité aux lecteurs d’enregistrer des extraits audio (dont il fait la mise en scène sonore, avec bruitages et musiques libres de droits) diffusés ensuite sur le site, ou de proposer des illustrations visuelles.

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