« Avec les années, on découvre le bonheur d’avoir des racines. » Ces mots, que Jirō Taniguchi a écrits dans la postface du Journal de mon père (1994), forment la note d’intention de ce manga qui compte parmi les œuvres les plus célèbres et les plus poétiques de son auteur. Alors que nous fêtons ce jour la Fête des Pères, Le Journal de mon père nous apparaît comme une lecture essentielle, en ce qu’il pointe une vérité tellement évidente que beaucoup l’ont oubliée.

Écrit quatre ans avant Quartier Lointain (1998), qui figurait dans notre sélection des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature japonaiseLe Journal de mon père raconte l’histoire de Yoichi Yamashita qui revient dans sa ville natale quinze après l’avoir quittée à l’occasion de l’enterrement de son père. À la veillée funèbre, les souvenirs remontent, les bons comme les mauvais, appuyés par les témoignages de sa famille et des amis de ses parents ; et Yoichi apprend à poser un nouveau regard sur ce père aussi gentil que taiseux, qu’il n’avait jusqu’ici jamais compris. 

À propos de l’écriture du Journal de mon père, Jirō Taniguchi confie dans sa postface qu’il partage un point commun avec son personnage principal : né à Tottori, il a lui aussi quitté sa ville natale et n’y est plus retourné pendant une quinzaine d’années. Avec Le Journal de mon père, son ambition était donc de décrire les émotions complexes qu’il a éprouvées lors de son retour à Tottori : celle ressentie devant une maison demeurée à l’identique, ou celle éprouvée devant la gentillesse et l’absence de reproches de ceux qui sont restés et ont attendu avec patience son retour. 

Mais l’auteur japonais va plus loin, et nous rappelle combien les individus sont au cœur de forces qui les dépassent : parmi elles, le temps et l’espace, l’Histoire et la culture. Yoichi, qui avait éprouvé du ressentiment pour son père à cause du divorce de ses parents, comprend au fil des discussions que ce drame familial résulte du choc entre la grande et la petite histoire. Un père coiffeur perd ce qui lui permettait de faire vivre sa famille lors de l’incendie qui a ravagé Tottori le 17 avril 1952 – le plus grand incendie d’après-guerre – et devient dépendant de l’argent de ses beaux-parents. « Je n’envisageais même pas que cet incendie avait pu défaire les liens qui unissaient mon père et ma mère, en plus d’avoir anéanti notre maison. » 

Parce que l’honneur le pousse à se démener à rembourser une dette trop lourde à porter seule, le père travaille d’arrache-pied, même le dimanche et les jours fériés, et loupe ainsi la rentrée des classes et les séances de cinéma, les gâteaux achetés dans la rue et les balades à l’ombre des cerisiers en fleurs. Le temps d’un été seulement, passé au bord de la mère dans son propre village d’enfance, le révèle comme il l’était à son fils, qui l’a malheureusement oublié. 

Dessinateur extrêmement talentueux, Jiro Taniguchi arrive par la douceur et la délicatesse de son trait à sublimer les scènes intimes entre ses personnages. À la manière des films de Yasujirō Ozu, il révèle avec beaucoup de subtilité la chaleur d’un foyer à laquelle le narrateur est longtemps resté imperméable, trop occupé à établir une cloison entre lui et sa famille, et que seule la veillée funéraire a réussi à casser. 

À la fin du récit, lui qui n’avait plus mis les pieds dans sa ville natale et ne s’était plus rendu aux visites familiales, se fait la promesse de revenir régulièrement à Tottori, notamment lors de la fête japonaise des morts, qui a lieu durant trois jours au mois d’août. La célébration des défunts apparait comme la juste continuité des fêtes familiales telles que la fête des mères et des pères. Cette promesse de retour régulier dans sa terre natale s’accompagne d’une prise de conscience, qui sert de conclusion au manga : « Ce n’était pas moi qui étais revenu vers elle mais c’était elle qui était peu à peu entrée dans mon cœur. »

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