Le 29 avril 2024, l’entreprise aérospatiale EOS Technologie basée à Mérignac était très fière de présenter son nouvel engin : le drone Veloce 330, présenté comme le premier « drone kamikaze » de fabrication 100% française. Cette caractérisation de ce drone – inspiré par le Shahed 238 iranien – doit nous amener à réfléchir sur l’utilisation qui est faite du mot « kamikaze ». De la même façon que les événements du 11 septembre 2001 ont pu altérer la charge sémantique du mot « terrorisme », les attentats de Paris en 2015 ont pu participer à favoriser l’utilisation du mot « kamikaze » dans le débat public, tout en mettant de côté les réalités politiques et sociologiques que ce mot pouvait avoir à l’origine. Et son utilisation occidentale est peut-être un indicateur de l’état de nos relations avec l’Orient (Proche, Moyen et Extrême). 

Que signifie le mot « Kamikaze » ?

Le mot « kamikaze » (神風) est composé de deux kanjis, signifiant littéralement « Dieu » (kami) et « Vent » (kaze). L’apparition du nom en tant que tel remonte à une époque bien antérieure à celle de la Guerre du Pacifique, puisque l’on trouve la première occurrence dans le Nihon Shoki (Annales du Japon), achevé en 720. Le mot Kamikaze faisait alors référence au vent soufflant sur la région d’Ise. 

Au fil des siècles, sa signification va changer et devenir le symbole de la puissance japonaise face aux invasions extérieures. Ainsi, dans le Dai Nihonshi (Histoire du Grand Japon, 1657) de Tokugawa Mitsukuni, le mot kamikaze fait référence aux Typhons ayant mis fin aux tentatives d’invasion des Mongols de Kubilai Khan en 1274, puis en 1281. 

Les invasions mongoles de Kubilai Khan prennent fin grâce aux Typhons surnommés « Kamikaze »

Le mot « kamikaze » en vient donc à avoir une charge lexicale forte : il renvoie à une intervention divine protégeant le Japon d’invasions extérieures, et devient dès lors un formidable outil de propagande au début du règne de l’empereur Hirohito (1901-1989), alors que grimpe un fort sentiment nationaliste, qui aura pour conséquence les velléités expansionnistes du Japon sur l’Asie de l’Est d’une part, et la dégradation des relations entre le Japon et l’Occident, et plus particulièrement les Américains d’autre part. Ainsi, le premier avion de construction japonaise faisant le vol Tokyo-Londres en moins de 100 heures (un record pour l’époque) portera le nom de Kamikaze. 

Dans un ouvrage intitulé Kamikazes et co-écrit avec Constance Sereni, l’historien Pierre-François Souyri explique la dominance du terme kamikaze au lieu du nom officiel tokubetsu kōgeki-tai (pour « escouade d’offensive spéciale ») : « Le terme de « kamikaze » participe d’une entreprise de construction culturelle visant à lier la guerre à un passé fabuleux en faisant jouer une rhétorique mythique, poétique ou historique. »

Qui étaient vraiment les kamikazes ?

Les kamikazes étaient des pilotes de l’armée de l’air qui effectuaient des missions-suicides pendant la Guerre du Pacifique. Utilisés à partir du 25 octobre 1944 lors de la bataille du golfe de Leyte, les kamikazes étaient en grande majorité des étudiants volontaires. Si leur mission était une sentence de mort, elle était aussi perçue comme un honneur, du fait du fort patriotisme enseigné au Japon à l’époque – même si certaines sources, comme le journal du pilote Kikumi Ogawa, permettent de relativiser ce dernier point. En effet, selon ce dernier, « ceux qui [n’avaient pas été désignés] se réjouissaient secrètement, prétendant regretter la situation ».

Un autre ancien soldat, Keiichi Kuwabara – dont le moteur de l’avion est tombé en panne sur le trajet le menant à une mort qu’il pensait certaine –, confie dans des propos rapportés par Le Courrier International : « Je n’avais pas envie de mourir, mais, à cette époque, dans l’armée, il fallait impérativement obéir aux ordres. Ce sont les simples pions qui font toujours les frais des opérations militaires les plus hasardeuses. » Les kamikazes étaient avant tout victime de la pression sociale qui rendait impossible tout refus.

Dans sa Nouvelle Histoire du Japon, ouvrage de référence pour qui s’intéresse à l’Histoire japonaise, Pierre-François Souyri fait un portrait édifiant de ces jeunes condamnés à mort lors de missions-suicides : « Ces jeunes pilotes recrutés pour la plupart parmi les étudiants en lettres des universités ne sont évidemment pas tous volontaires, mais ils sont moralement contraints à se sacrifier pour devenir des éclats de diamant. Jusqu’en 1945, du côté japonais, 4400 hommes perdront ainsi la vie dans ce type d’actions dont on a pu mesurer, une fois l’effet de surprise passé, le faible impact sur le déroulement des batailles. »

Si de nombreuses lettres semblent témoigner du patriotisme des kamikazes et de leur fierté de mourir, il est toutefois possible de lire parfois une amertume, des regrets et des craintes. Ainsi, le jeune Ōtsuka Akio – mort en kamikaze le 28 avril 1945 à l’âge de 23 ans – écrit à sa famille : « Je le dis clairement : je ne meurs pas parce que j’en ai envie. Et je ne meurs pas sans regret. » Alors que dans sa dernière lettre envoyée à ses parents et à ses trois sœurs, il avertit que « [sa] mort sera héroïque, mais non irréfléchie », et qu’il « croi[t] en la victoire du Japon dans la Grande Guerre de l’Est-Asiatique », la conclusion d’une autre lettre envoyée le jour de son départ ne laisse aucun doute sur la douleur qu’il a éprouvée à l’idée de mourir si brutalement :

« Les fleurs de cerisier doivent être en train de commencer à tomber à Tokyo. Ce serait triste que je tombe avant les fleurs de cerisier. Tombez, tombez, fleurs de cerisiers. Il serait injuste que vous continuiez à fleurir alors que je meurs. » 

L’épineuse question des kamikazes au Japon

Le gouvernement de l’ancien premier ministre Shinzo Abe a travaillé à la revalorisation du mythe du kamikaze. En février 2014, le Japon répond à son initiative à l’appel annuel à propositions d’inscriptions lancé par l’Unesco pour son registre international de la Mémoire du Monde en proposant 333 lettres de kamikazes adressées à leurs proches la veille de leur mission-suicide, et dans lesquelles beaucoup y expriment leur fierté de mourir pour leur pays et l’Empereur. 

Crédits : Getty Images / Kyodo News / Contributeur / Geo

L’affaire a provoqué une vive polémique, notamment parce que les lettres en question auraient été, selon plusieurs sources, supervisées par l’armée japonaise. À ce propos, Pierre-François Souyri et Constance Sereni rappellent qu’« écrire des propos contestataires constitue une forme de rébellion très dangereuse. Les soldats peuvent être punis ou battus si on trouve ce type d’écrits dans leurs affaires, et plus encore s’ils essayent de les faire parvenir à leurs familles ou amis. » Pékin a accusé le Japon de « chercher à enjoliver l’histoire de son agression militariste et vise au fond à remettre en cause les acquis de la Guerre mondiale antifasciste et l’ordre international d’après-guerre. »

Parmi les autres indices de la crispation du nationalisme japonais à l’égard de la question des kamikazes, citons les réactions très vives qu’a suscitées la promotion du film d’animation Le Vent se lève (2013) de Hayao Miyazaki. Racontant l’histoire de Jiro Horikoshi, le concepteur des avions Zero de Mitsubishi utilisés par les kamikazes, le réalisateur du Garçon et le Héron a confié au média japonais Asahi (orienté centre-gauche) son intention de séparer Jiro Horikoshi des personnalités d’extrême droite qui l’ont utilisé comme « une expression de leur patriotisme et de leur sentiment d’infériorité ».

Ces déclarations pacifistes ont valu au metteur en scène, pourtant adulé dans son pays d’origine, d’être insulté de « traitreantijaponais » par la frange la plus extrémiste. Un article du média britannique The Guardian se fait l’écho de ces polémiques sur le sol japonais : « Les nationalistes japonais se sont rendus sur les forums en ligne pour dénoncer Hayao Miyazaki, dont les idées bien à gauche et les activités syndicales sont documentées, comme un « traitre » et un « anti-japonais », en raison de l’accent mis par le film sur la futilité de la guerre. »

La même année que la parution du film Le Vent se lève, la parution du film The Eternal Zero (étrangement traduit en français par Kamikaze : Le Dernier Assaut) de Takashi Yamazaki a profondément divisé la société japonaise. Il s’agit de l’adaptation du roman éponyme de l’écrivain nationaliste Naoki Hyakuta, dont les positions négationnistes – notamment concernant le Massacre de Nankin (décembre 1937-février 1938) durant la seconde guerre sino-japonaise et dont les estimations les plus larges du nombre de victimes font état de quelques 300 000 morts et 80 000 viols – sèment régulièrement la controverse. 

Accusé d’héroïser les kamikazes, le film a provoqué la colère de Hayao Miyazaki, qui a déclaré dans une interview : « Le scénario est basé sur une fiction militaire pleine de mensonges. Ils veulent juste continuer à établir la légende du Zero. » Des propos qui ont fait réagir l’écrivain Naoki Hyakuta, qui a déclaré que Hayao Miyazaki était « cinglé » et a accusé à son tour le film Le Vent se lève d’être « plein de mensonges », bien que le film d’animation n’ait jamais été présenté comme un film historique. Suite à cette polémique, l’écrivain a reçu le soutien du premier ministre Shinzo Abe, qui l’a nommé gouverneur de la NHK – l’entreprise qui gère l’audiovisuel de service public au Japon. 

De son côté, le réalisateur Takashi Yamazaki – en dépit du fait qu’il ait refusé de considérer que son film héroïse les kamikaze – a mis cette question au centre de son dernier film en date, le blockbuster Godzilla : Minus One. Le film aborde frontalement l’inutilité de ces sacrifices et la forte pression sociale subie par les pilotes pour accepter cette condamnation à mort. 

La création d’un mythe occidental

Mais la question des kamikazes n’est pas une question uniquement japonaise. L’Occident a participé à la création d’un mythe, à travers la culture de masse. La comédie Banzaï (1983) de Claude Zidi avec Coluche immortalise le kamikaze en patriote illuminé : l’élément déclencheur du film est le largage des bagages des passagers d’un avion par le pilote japonais qui sous l’influence de la drogue confond Hong Kong et Pearl Harbor. La Bataille d’Iwo Jima, durant laquelle les kamikazes jouèrent un rôle, a été plusieurs fois racontée au cinéma, dont deux fois par Clint Eastwood (Mémoires de nos pères, 2006, Lettres d’Iwo Jima, 2006), et à la télévision avec The Pacific (2010) de Steven Spielberg et Tom Hanks. 

Mémoires de nos pères, de Clint Eastwood

Par ailleurs, l’utilisation qui est faite aujourd’hui du mot « kamikaze », débarrassé de toute sa dimension historique, politique et sociale, pour évoquer les méthodes de l’État Islamique, ne fait qu’apporter plus de confusion. On note que l’usage de ce mot semble réservé à l’Orient dans son ensemble. Ce faisant, l’utilisation du kamikaze comme une arme spécifiquement orientale valide dans l’inconscient collectif la théorie du « Choc des Civilisations » de Samuel Huntington, reprise par une partie du spectre politique français, et plus largement occidental. 

Une réponse à « Kamikazes : entre propagande et réalité historique »

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