La semaine dernière, nous publiions la première partie de notre interview-fleuve de Jean-Philippe Jaworski, le grand écrivain de fantasy français à qui l’on doit Gagner la Guerre, Rois du Monde ou encore Le Chevalier aux Épines. Voici la seconde partie de notre entretien, dans laquelle l’auteur nous parle de son rapport au jeu de rôles, mais également de son actualité littéraire.

Interview dirigée par : Gaëtan DESROIS et Lamia DIAB EL HARAKE.


Cheminez : Tu viens d’évoquer ton expérience de rôliste, nous souhaiterions désormais aborder ta carrière de créateur de jeux de rôles. tu as commencé ta carrière avec le jeu de rôles historique Te Deum pour un massacre. Peut-on apprendre l’Histoire avec les jeux de rôles ? Quelle place peut occuper le jeu de rôles dans l’apprentissage et la didactique ? tu as d’ailleurs fait une intervention aux dernières Imaginales d’Épinal sur la question. 

Jean-Philippe Jaworski : Le jeu de rôles historique est très formateur pour les joueurs qui vont s’y investir, aussi bien du côté du maître du jeu qui va se documenter sur le cadre dans lequel il va faire jouer ses scénarios – quand bien même ses scénarios ne seraient pas orthodoxes sur le plan historique, mais se contenteraient de donner la couleur, le contexte à son scénario – que du côté du joueur qui va s’investir ; certains joueurs vont essayer d’en savoir plus, de se documenter. Un peu de la même façon que la narration que j’utilisais de façon manipulatrice en cours pour intéresser mes élèves, la narration partagée qu’est le jeu de rôles, quand elle prend pour sujet une époque historique, va susciter de l’intérêt au moins chez une partie des joueurs. C’est en quelque sorte une porte d’entrée. 

Mais comme toute fiction, c’est une porte d’entrée qui n’est absolument pas fiable. Ce que j’entends par là, c’est que puisque le jeu de rôles est une narration partagée, on y met autant, sinon plus, de la personnalité des joueurs que des sources que l’on exploite. Cela peut être source de nombreuses représentations fausses ; auteurs et joueurs de jeux de rôles historiques, on va mettre autant sinon plus des images qui viennent du cinéma, de la bande-dessinée, de récupérations et de variations fictionnelles, que des faits attestés sur plan historique. Ça devient « une soupe », pour reprendre un terme tolkiennien, où vont se côtoyer des éléments tirés de documentation historique et une part d’imaginaire, qui est aussi bien celui des joueurs que des imaginaires qu’ils vont récupérer pour mettre au service de leur jeu. 

Le jeu de rôles historique me semble donc une très bonne porte d’entrée, en particulier pour donner l’illusion de la vie dans ce qui est souvent perçu comme des époques mortes, parfois qui ne sont considérées que de façon très scolaire et avec tous les a priori qu’on conserve de l’enseignement de l’Histoire. Maintenant, c’est une porte d’entrée insuffisante en soi pour acquérir une véritable culture historique. Il faut que ce soit le seuil séduisant qui amène ensuite à davantage de recherches. Voilà, en gros, le point de vue que j’ai exprimé au cours de la table ronde à laquelle j’ai participé lors de la dernière édition des Imaginales. Les participants étaient assez d’accords pour dire que ce n’était pas suffisant pour se forger une culture historique. Mais c’est un bon seuil !

Chez des élèves, c’est certain que, dans la mesure où la moitié du travail est fait à partir du moment où on les a intéressés, le jeu de rôles peut être une excellente porte d’entrée pour les amener à l’apprentissage, la recherche, la documentation ou l’appropriation. 

Cheminez : C’est une question passionnante, qui a été posée il y a quelques années par le vidéaste Benjamin Brillaud, à l’occasion d’une série documentaire dédiée au rapport entre Histoire et jeux vidéo. Les historiens qu’il avait interrogés, et qui avaient travaillé sur des jeux vidéo historiques tels que Assassin’s Creed et Kingdom Come : Deliverance, avaient insisté sur le fait que cela restait des jeux vidéo, et que le fait qu’il y ait une narration, il y avait donc une composition avec l’Histoire plutôt qu’une totale adéquation. 

Jean-Philippe Jaworski : Le paradoxe, c’est qu’en tant que joueur – alors que je suis tout à fait conscient de cette composition dont tu parlais à l’instant –, j’ai spontanément des mouvements de rejet vers les œuvres cinématographiques, ludiques, qui se prétendent historiques et dans lesquelles je vois des erreurs. Il faut très souvent que je pondère mon avis en me rappelant que c’est de la fiction. 

Cheminez : Compte tenu de l’importance qu’a le cinéma au niveau culturel et en prenant en compte la passivité du spectateur, la responsabilité du cinéma n’est-elle pas plus grande ? On se souvient de toutes les polémiques récentes autour du film Vaincre ou Mourir, produit par le Puys du Fou et Philippe De Villiers, sur la Guerre de Vendée ; des historiens sont montés au créneau pour montrer combien la représentation de ce conflit et de François Athanase Charette de La Contrie était problématique d’un point de vue historique, puisque c’était une vision davantage guidée par une idéologie particulière que par une documentation précise. On a l’impression que le jeu de rôles est moins corruptible par une idéologie du fait de sa nature de narration partagée par des personnes très différentes et qui s’amusent. 

Jean-Philippe Jaworski : Tu as raison. En particulier pour le jeu de rôles, qui est en effet une co-construction renouvelée à chaque table de jeu. Il est sans doute plus difficile de donner une orientation – sauf si tous les joueurs sont d’accords. L’orientation va varier en fonction de chaque table de jeu. Cela étant, il y a quand même des représentations voire des clichés sociaux et politiques qui sont souvent exprimés autour des tables de jeux. J’ai souvenir de parties de jeux de rôles historiques, où il y avait une représentation des sociétés anciennes qui étaient – à mon sens – faussée par des représentations issues des sociétés contemporaines.

Dans Te Deum pour un massacre, j’encourageais entre maître et serviteur un rapport de familiarité au sens ancien du terme – pas la famille par le sang, mais plutôt la famille au sens antique de toutes les personnes qui vivent dans une même maison, y compris les serviteurs et qu’on retrouve dans les comédies de théâtre classique –, et certains joueurs proposaient une vision du serviteur syndicaliste à la place des serviteurs truands, des serviteurs filous, des Scapin dans le théâtre classique ; mais ces joueurs avaient une vision politisée du conflit entre le maître et le serviteur qui faisait décrocher de la représentation historique et qui traduisait plutôt les convictions – de gauche comme de droite – et les projections actuelles des conflits au travail, plutôt qu’une restitution des maîtres et des valets anciens, qu’ils soient réels ou de comédie. Ça m’avait frappé, cette projection d’idées actuelles dans le cadre de parties de jeux de rôles. 

Cheminez : En tant qu’ancien rôliste et créateur de jeux de rôles, quelles sont selon toi les qualités nécessaires pour s’adonner à cette activité, et quelles sont celles que l’on peut développer en la pratiquant plus ou moins couramment ? 

Jean-Philippe Jaworski : Je pense que la principale qualité, ça reste l’imagination. Il y a des gens qui sont hermétiques au jeu de rôles – je ne leur fais absolument pas grief, l’imagination varie selon les individus. C’est sûr que sans un minimum d’imagination, on risque de beaucoup s’ennuyer dans une partie de jeu de rôles ; on risque d’y voir que les petits travers, les à-côtés un peu ridicules, et ne pas être pris par l’aventure collective. 

Ça peut apporter différentes choses en fonction du groupe de jeu, de l’investissement. Il y a un gain en sociabilité qui est assez important, en particulier pour des tempéraments introvertis – je pense aussi bien aux adolescents que j’ai eus en tant que professeur qu’à celui que j’ai été.

Je pense aussi qu’il y a une ouverture d’esprit qui est donnée par le jeu de rôles. Bien sûr, si on joue toujours le même personnage qui est en fait une projection de soi – certains joueurs font ce type de projection narcissique –, on ne risque pas de s’ouvrir beaucoup. Mais à partir du moment où on essaie de se couler dans la peau de différents personnages, il y a un apprentissage de la tolérance à la façon de jouer d’autrui, mais aussi aux valeurs représentées par les personnages que jouent les autres joueurs, je pense que cela développe l’ouverture d’esprit. Il y a aussi un effet communautaire ; le jeu de rôles, c’est une communauté, l’une des nombreuses communautés culturelles ou micro-culturelles qui peuvent exister, ce qui participe bien évidemment à la sociabilité.

Ensuite, il y a des joueurs qui vont se cultiver, qui vont utiliser le jeu de rôles comme point d’accroche aussi bien avec des connaissances complètement geeks, des univers complètement fictifs, qu’avec des univers historiques et des problématiques littéraires et narrativesLe Théâtre de l’Esprit (Mind’s Eye Theatre en anglais) de White Wolf, c’est une façon de réfléchir sur la construction collective d’une fiction. Ça dépendra donc de la pratique du jeu. 

Ce qui m’apparaît certain – une vieille marotte chez moi – c’est qu’il y a une circulation qui s’opère entre créativité artistique et créativité ludique. Je ne dis pas nécessairement que le jeu de rôles est un art – il y a une certaine école de pensée qui le prétend –, mais ce qui m’apparaît assez certain c’est que le désir ludique est facteur de créativité artistique. Ça peut circuler dans différents sens : aller de la fiction vers le jeu (après tout, on voit bon nombre d’œuvres qui sont adaptées en jeux de rôles), comme du jeu vers la fiction (le parcours que je suis : partir de l’univers de jeu pour ensuite lui donner une forme littéraire en ce qui me concerne, mais qui peut aussi être picturale, ou cinématographique). 

Je pense aussi qu’à travers le jeu, on peut accéder – c’est moins des compétences que des états cognitifs – à certaines vertus de la fantasy telles qu’elles ont été définies par Tolkien : l’évasion bien sûr, la consolation je pense. Le jeu, pratiqué comme une soupape psychique à toutes les pressions et les frustrations de la vie quotidienne, peut amener des avantages certains sur le plan psychologique

Cheminez : La sortie et le succès récents de Baldur’s Gate 3 semble démontrer un intérêt croissant pour les adaptations de jeux de rôles en jeux vidéo. Y as-tu joué ? Qu’est-ce que l’on gagne et qu’est-ce que l’on perd, avec ces adaptations ? 

Jean-Philippe Jaworski : Je n’ai pas joué à Baldur’s Gate 3, donc je réserverai mon avis à ce sujet. J’avais pris grand plaisir à jouer au premier il y a longtemps. Je pense que passer du jeu papier au jeu vidéo, ça fait perdre une certaine marge de créativité au joueur, même quand l’univers du jeu vidéo est un vrai bac à sable avec de multiples possibilités qui donnent un vrai sentiment de liberté au joueur, on va rester cadré malgré tout par la scénarisation initiale, même quand elle est très arborescente – comme c’est le cas visiblement dans Baldur’s Gate 3. Il va être plus difficile pour le joueur, même s’il a l’illusion d’avoir une grande liberté, d’amener sa part de création dans l’univers du jeu. Et puis il y a le contact réel, physique autour de la table avec les autres joueurs : la convivialité de la table de jeu est forcément moins développée dans le jeu vidéo, même si l’on peut jouer en réseau. 

L’intérêt du jeu vidéo, c’est bien sûr l’accessibilité immédiate. Quand un jeu est bien fait comme ça, c’est malgré tout ce sentiment de liberté, mais aussi le volet esthétique – qu’il s’agisse de l’image ou du son. Mais également une communauté qui est beaucoup plus étendue que celle des tables de jeu. Le jeu de rôles, qu’il soit vidéo ou qu’il soit sur table, reste un jeu communautaire. 

En ce qui concerne le cinéma, je me pose la question. À titre personnel, je suis plus attiré par des œuvres littéraires ou cinématographiques adaptées en jeux que par l’adaptation cinématographique d’un jeu préexistant, pour citer le cas de Donjons & Dragons. Peut-être parce que je crains, comme c’était le cas pour les premières adaptations cinématographiques de Donjons, le produit purement commercial et extrêmement bas de gamme sur le plan artistique. Ce qui est sûr, c’est que dès qu’il y a un passage au cinéma ou en série, il y a une reconnaissance beaucoup plus large

C’est vraiment du mass media, et il va donc y avoir reconnaissance beaucoup plus large de l’univers de fiction, en ce sens qu’à partir du moment où c’est un mass media il va y avoir un discours légitimant : puisque ça a été adapté au cinéma, ça veut dire que ça fait partie peut-être pas de la culture légitime en tant que telle mais de la culture populaire légitime, et qui est de plus en plus légitimée actuellement. C’est une façon de sortir les rôlistes de leur ghetto imaginaire pour accéder au moins au marché culturel. Vu la façon dont fonctionnent les studios, je pense que c’est quand même l’exploitation de ce type de marché qui est en vue. Le jeu de rôles étant un loisir très largement partagé, on se dit qu’il y a un public à cibler. Et puis il y a beaucoup d’artistes qui sont des joueurs, et qui par conséquent ont envie de passer par ce média. (Je ne m’avancerais pas à ce sujet pour Donjons & Dragons.)

La légitimation et la reconnaissance de notre loisir par de grands médias comme le cinéma font d’autant plus plaisir que le jeu de rôles a été diabolisé à la fin du XXème siècle, que ce soit dans les années 70-80 aux États-Unis ou dans les années 90 en France, et qui est l’inversion de la tendance avec cette reconnaissance par les grands médias. Ça fait plaisir aux vieux rôlistes.

Est-ce que ça apporte quelque chose de plus au jeu ? En tout cas ça participe à la circulation entre le jeu et la création artistique, qui est très ancienne et qui existait déjà au Moyen-Âge entre le tournoi et le roman de chevalerie, et qu’on va voir en quelque sorte reproduite par le jeu de rôles sur table et le jeu vidéo et le cinéma au XXIème siècle. On voit toujours à l’œuvre ce phénomène, qui montre bien que l’imaginaire est prêt à s’exprimer sous des formes très diverses. Je n’en suis absolument pas un spécialiste, mais c’est ce qui est étudié par un certain nombre d’universitaires actuellement au travers de ce que l’on appelle les fictions transmédiatiques ; le fait que la fiction se diffuse sur des supports extrêmement différents, aussi bien ludiques qu’audiovisuels ou littéraires. 

Cheminez En t’écoutant, on s’est rendu compte que tes personnages jouent beaucoup : Don Benvenuto joue aux cartes, notamment à la scopa ; dans Même pas mort, tu reviens beaucoup sur les jeux enfantins de Bellovèse et Ségovèse, puis dans Chasse Royale sur des jeux plus guerriers et plus sociaux, avec une course entre les différents clans pour arriver à un jeu d’assemblée, et dont le dernier arrivé aura un gage assez fatal ; dans Le Chevalier aux Épines, on a le retour de la Compagnie Folle, mais également le Tournoi de l’Immortelle, qui est un autre jeu guerrier. 

Jean-Philippe Jaworski : C’est peut-être dû au fait que je suis moi-même un joueur. Mais tous ces jeux sont des jeux documentés. Le jeu fait vraiment partie de l’Histoire de l’Homme. Dans le cadre de la préparation de La Grande Jument, la troisième branche de Rois du Monde, je me suis replongé dans L’Odyssée d’Homère – parce que des Grecs apparaîtront. Dans un coin du palais d’Ulysse à Ithaque, il y a des prétendants qui jouent au jeu du caillou. On ne sait pas très bien ce que c’est, mais ils jouent ! 

Concernant les jeux celtiques que tu évoquais, il y a même des jeux qui sont nommés : le Jeu de l’Homme Vert, le Jeu de l’Intelligence du Bois. Ce jeu est anachronique par rapport au premier âge du fer, mais c’est une périphrase qui était utilisée au Moyen-Âge pour parler du jeu d’échecs. L’Intelligence du Bois, dans les cultures gaéliques. Donc oui, on joue beaucoup, et on trouve des traces archéologiques de jeux très anciens. 

On joue aussi aux échecs au début du Tournoi des Preux, chez le Baron du Treff, il y a une partie d’échecs avec les noms des pièces médiévales et non des pièces modernes, sachant que le jeu d’échecs est un jeu extrêmement populaire au sein de la noblesse médiévale parce que – ça recoupe une question que tu me posais sur les compétences que l’on peut développer en pratiquant le jeu de rôles –, dans la mentalité médiévale le jeu d’échecs est un jeu où on développe des compétences tactiques et des compétences de chef. On pratique donc beaucoup dans la noblesse le jeu d’échecs. 

Le jeu, étant une constante des comportements humains, en particulier des comportements des gens appartenant à la haute société, parce qu’il faut avoir du loisir pour se livrer au jeu, et la plupart de ces joueurs, même Benvenuto, qui est un roturier, mais qui a beaucoup d’argent et des loisirs, peuvent avoir du temps à consacrer aux jeux. 

Bien sûr, je me suis intéressé parce que je suis joueur. Parce qu’aussi ayant fait des études de lettres dans les années 80, à une époque où être rôliste ce n’était pas forcément très bien vu dans le milieu littéraire, ça ne faisait pas sérieux – en plus lecteur de fantasy, c’était pire que tout. Mais je me rendais compte, sans doute dans un désir de légitimation, que le jeu est pratiqué dans quasiment toutes les sociétés de façon ancienne. Mais tu as raison : il y a une espèce de mise en abîme, sous le clavier d’un auteur-joueur, à mettre en scène des personnages joueurs. 

Cheminez : C’est vraiment un point commun que tu partages avec Alexandre Astier dans Kaamelott, où les personnages jouent aussi beaucoup, notamment à une variante du Jeu du Caillou, mais également le Jeu du Pélican, ainsi qu’à des jeux aux règles absurdes qu’il a inventés. Dès lors où on est soi-même joueur, on a l’impression que l’on ne peut pas s’empêcher de transmettre cela à ses personnages.  

Dans ton œuvre littéraire et ludique, le thème de la guerre civile occupe une place importante. Dans Te Deum pour un massacre tu traites des guerres de religion entre catholiques et protestants ; les événements de Gagner la Guerre aboutissent à la guerre civile de Ciudalia ; dans Chasse Royale, la Celtique est ensanglantée par une guerre civile ; dans Le Chevalier aux Épines, la répudiation de la duchesse Audéarde va diviser le duché de Bromael et aboutira à une guerre civile. Ce motif de la guerre civile est-il un atout littéraire et ludique, et est-ce que cela répond à un intérêt historique de ta part pour ce type de conflit ? 

Jean-Philippe Jaworski : Je pense que c’est un peu des deux. Une première chose : grâce à la guerre civile, qui est la pire des guerres possible, j’évite l’écueil du manichéisme. On s’entretue entre soi, et il n’y a pas de camp du bien ou de camp du mal. Tout le monde est mauvais à partir du moment où on commence à s’entredéchirer. Il y a ce volet qui fait qu’on ne risque pas de basculer dans l’écueil des bons contre les méchants. 

Ensuite, il y a le goût que j’ai pour l’Histoire qui m’amène à constater qu’énormément de conflits ont été des conflits internes et que même quand des pays se sont retrouvés avec des guerres extérieures, les conflits internes étaient souvent facteurs de défaite. C’est typique de la Gaule face aux légions romaines, la profonde fragilité de la France lors de la Guerre de Cent Ans c’est souvent parce que les Français s’entredéchirent et que par conséquent ils ne sont pas capables de résister, en particulier au début du XVème siècle, à une armée occupante qui vient pourtant d’un royaume beaucoup moins prospère que le Royaume de France. Ces querelles intestines qui fragilisent un pays, c’est quelque chose que l’on retrouve très très souvent. 

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Il y a un autre point : à partir du moment où on s’affronte en famille, ce qui est vraiment le cas dans Le Chevalier aux Épines, c’est un facteur de drame. On n’a pas seulement comme facteur de tension narrative le conflit, mais on a en plus le conflit entre gens du même sang, ou gens du même parti, et donc ça participe à la dramatisation de la situation. 

En termes de jeu, pour revenir sur Te Deum pour un massacre, qui est un jeu sur les guerres de religion, le fait de situer les scénarios dans le cadre de la guerre civile était facteur de dilemmes moraux pour les personnages. Et ça, ça m’intéresse. Le conflit ne devient plus simplement un conflit entre les forces en présence, mais devient un débat moral. 

Cheminez : La guerre civile, étant par essence un conflit qui se déroule sur un territoire limité, au lieu d’un conflit global nécessitant un univers de fantasy qui est déjà en amont extrêmement détaillé pour le lecteur, est-elle un outil littéraire pour ne pas gaspiller d’emblée toutes ses cartes ? 

Jean-Philippe Jaworski : C’est sûr que c’est une commodité. Mais c’est une commodité relative parce que même si le théâtre de l’action dans Le Chevalier aux Épines semble relativement réduit, j’y ai pas mal travaillé. Si c’est une commodité, ce n’était pas une commodité consciente de ma part. D’autant plus que j’y mettais des influences étrangères, notamment de la République de Ciudalia, des Barbares d’Ouromagne, et dans une moindre mesure des Landes Grises. Mais c’est sûr que ça permet de restreindre la scène et de concentrer l’action. 

On ne va pas trop en dire sur Le Chevalier aux Épines, mais dans le troisième volume l’Ouromagne prend une importance plus grande que dans tes précédents romans. Est-ce que dans tes prochaines œuvres autour du Vieux Royaume, on va avoir d’autres types de conflits, qu’ils soient territoriaux ou ethniques ? Est-ce que ces autres types de conflits vous intéressent ? 

Il y aura d’autres types de conflits, mais je ne pense pas qu’ils seront ethniques. Mais il y a certains conflits, qui sont en train de se dessiner dans Le Chevalier aux Épines, qui seront développés dans la suite. Je ne veux pas trop en dire non plus, moins pour ne pas éventer la suite que pour ne pas éventer certains aspects du Chevalier aux Épines. Dans la trilogie, il y a un conflit familial qui devient un conflit politique puisqu’il est lié à la dynastie ducale ; on voit également se dessiner des intérêts économiques puisque les Ciudaliens n’interviennent pas gratuitement dans cette affaire. Et puis il y a aussi des différends religieux qui sont derrière, et qui viennent se greffer sur le conflit familial. C’est plutôt vers ces thèmes-là que je me dirigerai pour des développements ultérieurs. 

Cheminez : Pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre actualité du moment, et vos prochains projets ? 

Jean-Philippe Jaworski : J’ai peu d’actualités de dédicaces. Je serai présent, parce que j’y suis invité, aux Imaginales d’Épinal. J’ai dû décliner d’autres invitations très aimables que l’on m’a faites. Je suis en train de travailler sur la troisième branche de Rois du Monde. Je n’ai pas encore avancé dans la rédaction du manuscrit. Il y a un travail de documentation considérable à faire. Dans La Grande Jument, alors qu’ils avaient été jusqu’à présent dans la protohistoire, les Celtes rentrent dans l’Histoire. Ils étaient dans la partie qui n’était pas documentée, et maintenant ils entrent au contact des civilisations historiques.

Dans la mesure où je veux toujours, au moins, essayer de donner le point de vue de ces hommes du début du VIème siècle avant notre ère, et non pas notre point de vue, il s’agit pour moi d’essayer de collecter des informations qui sont très lacunaires.

Les Celtes vont être en contact avec quatre à cinq civilisations méditerranéennes. Si certaines de ces civilisations sont bien documentées, pour d’autres ce sera très superficiel. C’est le cas des Puniques, qui commencent à caboter le long de nos côtes. Et pour certaines de ces civilisations, elles sont nettement plus implantées ; c’est le cas des Grecs de Ionie, c’est le cas aussi des Ligures – la civilisation qui me pose le plus de problèmes -, qui occupent les Alpes et l’est de la Provence actuelle, qui est vraiment une société indigène sur laquelle on n’a quasiment aucune information. C’est très compliqué d’essayer de trouver des informations exploitables dans le cadre de la fiction.

Il y a aussi les civilisations d’Italie, qui sont plus ou moins documentées par Rome, à l’époque où elle était encore une petite ville avec son tout petit État qui n’est pas entré en contact avec les Celtes. Dans le Nord de l’Italie il y a différentes sociétés comme la Culture de Golasecca et bien sûr les Étrusques de la vallée du Pô. J’ai beaucoup de recherches à faire ; des choses assez passionnantes que j’exhume et qui vont m’amener dans les mois à venir à la rédaction de La Grande Jument. Les Celtes vont arriver en Italie du Nord au cours de la première année de la quarante-neuvième Olympiade ou de l’an 89 du quatrième siècle après Tagès qui sont les computs utilisés à cette époque-là par les sociétés grecques et étrusques. 

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