En dépit de propositions audacieuses, de metteurs en scène talentueux et d’acteurs très appréciés du public, le cinéma irlandais reste souvent éclipsé par le vaste spectre du cinéma anglophone, dominé d’une part par Hollywood et d’autre part par le cinéma britannique. Pourtant, ces dernières années, plusieurs pépites irlandaises ont réussi à s’imposer auprès du public et de la critique, comme Kneecap de Rich Peppiatt, Le Peuple Loup de Tomm Moore et Ross Stewart, The Quiet Girl (An Cailín Ciúin) de Colm Bairéad, Small Things Like These de Tim Mielants, ou encore Les Banshees d’Inisherin de Martin McDonagh.

Sorti en 2022, Les Banshees d’Inisherin est une comédie noire qui nous plonge en 1923 sur la petite île fictive d’Inisherin, au large de la côte ouest de l’Irlande. Alors que la guerre civile irlandaise touche à sa fin, la quiétude de la petite communauté insulaire est bouleversée par la fin brutale de l’amitié entre Colm Doherty (Brendan Gleeson) et Pádraic Súilleabháin (Colin Farrell) — prononcé approximativement « Páric Sullivan ». En effet, du jour au lendemain, le lettré Colm prend la décision de ne plus adresser la parole à son meilleur ami, sans lui donner la moindre explication. Une situation que Pádraic vit très mal !

Acclamé à sa sortie par la critique et plébiscité par le public, le long-métrage de Martin McDonagh a remporté de nombreuses récompenses, dont trois Golden Globes (meilleur film musical ou comédie, meilleur acteur pour Colin Farrell et meilleur scénario). Beaucoup ont été touchés par la manière dont le cinéaste transpose la guerre civile irlandaise à l’échelle d’une petite île. Ainsi, la fin brutale de l’amitié entre Colm et Pádraic, qui mue en une haine irrépressible, fait écho à la division fratricide des Irlandais en deux camps : les partisans et les opposants au Traité anglo-irlandais.

Le cinéma irlandais possédant un imposant corpus de films sur les guerres irlandaises (guerre d’Indépendance, guerre civile, conflit nord-irlandais), Les Banshees d’Inisherin ne se contente pas d’être une simple métaphore sur le conflit qui a ensanglanté l’Irlande entre juin 1922 et mai 1923. Martin McDonagh lie en effet ces divisions historiques à la question plus profonde de l’identité irlandaise. Explication !

Avant d’être un cinéaste acclamé – notamment pour son premier long métrage, Bons baisers de Bruges (2008), déjà porté par Brendan Gleeson et Colin Farrell –, Martin McDonagh est avant tout un homme de théâtre. Il a d’ailleurs reçu, dès sa première pièce, The Beauty Queen of Leenane (1996), le prestigieux London Critics Circle Theatre Award du dramaturge le plus prometteur. On lui doit aussi une trilogie théâtrale consacrée aux îles d’Aran, qui est restée inachevée : The Cripple of Inishmaan (1996), The Lieutenant of Inishmore (2001) et The Banshees of Inisheer, qui n’a jamais été représentée ni publiée. Le film Les Banshees d’Inisherin (2022) peut ainsi être vu comme l’aboutissement tardif de ce projet de trilogie.

The Lieutenant of Inishmore (2001), de Martin McDonagh

D’ailleurs, The Banshees of Inisherin reprend plusieurs éléments des deux premières pièces de la trilogie théâtrale de Martin McDonagh. Le jeune Dominic Kearney (Barry Keoghan), un peu simplet et amoureux de Siobhán Súilleabháin (Kerry Condon), évoque fortement Billy, le protagoniste handicapé de The Cripple of Inishmaan. De même, le personnage de Pádraic, naïf et prêt à déclencher une vendetta après la mort de son âne, semble inspiré de son homonyme dans The Lieutenant of Inishmore, qui se lance dans une vengeance tout aussi sanglante suite à la mort de son chat bien-aimé.

Mais plus généralement, le film constitue également une réponse aux travaux de l’écrivain et dramaturge irlandais John Millington Synge (1871-1909). Celui-ci, qui passa plusieurs étés dans les îles d’Aran sur les conseils de son ami le poète William Butler Yeats, voyait dans leurs habitants le substrat d’une Irlande poétique, romantique et spirituelle, mêlant christianisme, vestiges païens celtiques et bravoure insulaire. En somme, l’exact opposé des personnages de The Banshees of Inisherin.

En effet, Martin McDonagh oppose à la vision idéalisée de John Millington Synge des personnages à la fois simples, bornés, cruels et profondément désespérés. Pádraic Súilleabháin se contente d’une existence médiocre et routinière, tandis que Colm Doherty aspire à s’en extraire sans jamais trouver le moyen d’y parvenir. Le tenancier Jonjo Devine (Pat Shortt) semble n’exister qu’à travers sa taverne. Quant au policier Peadar Kearney, c’est un tyran domestique, brutal avec son fils Dominic, et qui jubile à l’idée de tuer d’autres Irlandais

« Je dois me rendre sur la grande Île demain matin. […] Ils ont demandé du renfort pour les exécutions, au cas où il y aurait du grabuge. C’est payé 6 shillings, plus le repas. J’y serais allé, même pour rien. J’ai toujours voulu voir une exécution, pas toi ? Mais j’aurais préféré une pendaison… […] Les gars de l’État libre exécutent des gars de l’IRA. Ou c’est l’inverse ? »

Seules la vieille Mrs McCormick et Siobhán Súilleabháin, la soeur de Pádraic, semblent s’élever au-dessus de la mêlée. La première paraît douée de prescience : elle anticipe le destin tragique des personnages et n’est jamais loin des lieux où le sang va couler. Elle est la première banshee du titre – elle est l’incarnation de cette figure surnaturelle du folklore irlandais, messagère de l’Autre Monde. La seconde, plus intelligente que les autres et douée d’une véritable empathie, finit par quitter Inisherin pour une vie meilleure sur le continent. Sa conscience aiguë du drame irrémédiablement sanglant qui se noue à Inisherin fait d’elle la deuxième banshee du film.

Si Martin McDonagh répond au romantisme de John Millington Synge — dont il admire pourtant le travail théâtral —, il se place également dans le sillage de deux autres de ses illustres compatriotes : James Joyce et Samuel Beckett. Dans son recueil de nouvelles Gens de Dublin (1914) — ou Dublinois selon les traductions —, Joyce dépeint, avec un mélange d’humour et de cruauté, les frustrations d’une population prisonnière de son conformisme étriqué et de son urbanisme oppressant, frustrations que révèle le silence intérieur profond de ses personnages. Quant à Samuel Beckett, il a fait de l’incapacité des êtres à communiquer un pilier de son théâtre, de En attendant Godot (1952) à Fin de partie (1957).

Samuel Beckett

Un ouvrage intitulé Silence in Modern Irish Literature (2017), publié aux éditions Brill, analyse le motif du silence dans les œuvres de Yeats, Joyce, Beckett, Bowen et Friel. Si ce silence revêt de multiples significations dans la littérature irlandaise – marque de perte historique, forme de résistance à l’autorité ou témoignage de l’indicible –, les divisions politiques et les conflits sanglants qui ont marqué l’Irlande en ont accentué la pesanteur. À ce titre, le dialogue ci-dessous, opposant Colm Doherty à Siobhán Súilleabháin, est particulièrement signifiant :

Siobhán : Qu’est-ce que tu attends de [Pádraic], Colm ? Pour que ça s’arrête ?
Colm : Le silence, Siobhán. Juste le silence.
Siobhán : Un taiseux de plus à Inisherin. Formidable ! Tu auras le silence !
Colm : Le problème, ce n’est pas Inisherin. Un homme barbant doit laisser son voisin tranquille.
Siobhán : « Un homme barbant » ! Vous êtes tous barbants ! À vous chamailler comme des minables pour rien ! Vous êtes tous barbants, putain ! Je veillerai à ce qu’il ne te parle plus !
Colm : S’il te plaît !

Les personnages de Martin McDonagh se présentent ainsi comme les héritiers d’une tradition littéraire irlandaise du XXᵉ siècle. Mais en quoi ce désir frustré de silence chez Colm, et ses querelles incessantes avec Pádraic, enrichissent-ils la métaphore de la guerre civile qui sous-tend Les Banshees d’Inisherin ? Alors que les habitants d’Inisherin ne portent qu’un intérêt très relatif au conflit qui est sur le point de se finir, leur incapacité à communiquer plonge l’île dans la violence.

Si l’on peut en déduire que McDonagh désigne métaphoriquement comme responsable de la guerre civile l’absence de dialogue entre les partisans et les opposants au Traité anglo-irlandais, le metteur en scène propose en réalité une analyse politique beaucoup plus large. En effet, ce « silence » apparaît, de manière plus générale, comme l’une des causes profondes des divisions qui ont suivi la guerre d’indépendance irlandaise, qu’il s’agisse de la guerre civile elle-même ou du conflit nord-irlandais, euphémistiquement désigné sous le nom de Troubles.

Par ailleurs, Gavin Foster — professeur associé à l’École d’études irlandaises de l’Université Concordia — écrit dans un article intitulé The Legacy and Memory of the Irish Civil War que « la place intrinsèquement inconfortable de la guerre civile dans le récit national de l’indépendance a finalement conduit à une forme d’oubli collectif — ou, à tout le moins, à un silence morose partagé« . Il ajoute que « l’idée d’une véritable conspiration du silence autour de la « guerre indicible » demeure l’hypothèse la plus couramment avancée quant à l’héritage mémoriel de cette période« .

Plus qu’une simple métaphore de la guerre civile irlandaise, à laquelle Les Banshees d’Inisherin est souvent réduit, le film de Martin McDonagh nous apparaît comme une critique d’une modernité saisissante de la « conspiration du silence », dont ne peuvent naître que frustrations et divisions, susceptibles d’engendrer le pire.


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