En grand amoureux de la Bretagne, l’écrivain surréaliste Julien Gracq lui a dédié quelques  très belles pages dans ses Lettrines. À propos de la mer bretonne, il écrit : « Quiconque l’a beaucoup regardée, aux avancées sauvages des Pois ou du Raz, à Penmarc’h couvrant furieusement les toits au loin d’une neige terne d’écume fouettée, dormante aux étranges rives japonaises de rade de Brest vers Roscanvel, sous les levers de soleil de Morgat, ou dansante, nue et ivre, dans ses très beaux jardins de rochers et d’écume de Ploumanac’h, ne désirera plus beaucoup la voir ailleurs. » 

Entité qui tantôt nourrit les ventres et l’imaginaire, tantôt dévore les navires et les hommes, gobant jusqu’au soleil à chaque crépuscule, la mer occupe une large place dans la littérature orale et écrite bretonne. De la Submersion de la ville d’Is – vieille gwerz rapportée par Théodore Hersart de la Villemarqué dans son Barzaz Breizh – aux nombreux récits consacrés aux noyés collectés par Anatole Le Braz dans La Légende de la Mort, en passant par les romans de Pierre Loti (Pêcheur d’Islande, Mon frère Yves) et Henri Queffélec (Un royaume sous la mer, Un recteur de l’île de Sein), il existe un riche répertoire d’oeuvres consacrées à la mer

Bien sûr, la chanson bretonne contemporaine n’a pas laissé la mer de côté, loin de là. Après Alan Stivell (Ys), Dan Ar Braz (Douar Nevez), Michel Tonnerre (Quinze Marins) ou encore Tri Yann (le diptyque Marines et Abysses), c’est au tour de Denez Prigent d’apporter sa pierre à l’édifice. Né en 1966 à Santec, sur la côte léonarde, le chanteur a toujours été le témoin privilégié d’une mer dont l’humeur changeante ne fait que révéler davantage sa beauté sauvage et indomptable. Ce vendredi 22 août, il sort l’album Toenn-Vor – Chants des Sept Mers, paru sous le label ArFolk. 

Au Télégramme, il confie : « Depuis longtemps, j’avais envie de faire un album sur les gens de mer. J’ai toujours été intéressé par ce répertoire du chant de mer que beaucoup ont un peu folklorisé en croyant qu’il suffisait d’enfiler une vareuse et de faire deux-trois accords pour se produire à toutes les fêtes de la moule. Quelque peu galvaudé, le chant de marin fait pourtant partie intégrante du patrimoine musical breton. D’autre part, je suis quelqu’un de la côte d’où s’est nourri mon imaginaire car, enfant, on n’avait ni la télévision ni la radio. »

Composé de quinze titres, chantés en breton et en français, Toenn-Vor est un album d’une grande sensibilité, porté par la voix toujours aussi puissante du chanteur léonard. Le disque se démarque par sa très grande variété, puisque se succèdent des complaintes, des ballades, des chants de bord et de travail, des ronds de côte, et bien sûr des gwerzoù, le genre de prédilection de Denez. Le livret de l’album s’ouvre d’ailleurs sur un vieux proverbe de Basse-Bretagne : « Ur werz kanet, ul liestr kollet » (« Une gwerz chantée, un navire perdu »). 

Si la présence sur l’album de huit chants en français est une première pour l’artiste — qui n’avait enregistré à ce jour qu’une seule chanson dans la langue de Molière, pour les besoins de l’album de Mil Hent —, l’album Toenn-vor poursuit la même logique créatrice que le précédent sorti trois ans plus tôt : Ur mor a zaeloù, consacré à la gwerz. En effet, Toenn-vor est lui aussi un album thématique, qui met à l’honneur le patrimoine traditionnel breton plutôt que les créations poétiques de Denez. Sur la quinzaine de titres présents sur le disque, seule la gwerz Tri Ano a été écrite par le chanteur. L’intégralité du texte en breton et en français est d’ailleurs disponible dans son livre Gwerz, qui recense l’ensemble des textes qu’il a écrits depuis le début de sa carrière.

Pour le reste des chants, Denez Prigent a pioché dans le disque Chants de Marins 2: Danses et Complaintes des Côtes de France qu’il a acheté adolescent, dans le répertoire chanté par Mikaël Yaouank – co-fondateur de Djiboudjep – ou encore dans Anthologie des chansons de mer. Dans le livret de l’album, il revient notamment sur l’histoire de la gwerz Ur vag a Vantroulez, qui raconte un naufrage à Morlaix. « Ce chant est certainement celui qui m’a donné la passion pour la gwerz. [Elle] était retranscrite phonétiquement dans un carnet que ma grand-mère m’a transmis. » La mélodie ayant été perdue, il la chante sur un air de sa composition. (Notons que Gwerz Penmarc’h et Ur Vag a Vontroulez ont été enregistrées a capella sur son deuxième album, Ar Gouriz Koar, sorti en 1993.) Denez explique également que la somptueuse gwerz Al Lano Du (« la marée noire »), écrite par le prêtre et militant breton Visant Seïté, lui a été transmise par la chanteuse Mona Bodennec. 

Comme il l’a toujours fait depuis son troisième album, Me Zalc’h Ennon Ur Fulenn Aour, Denez Prigent apporte sa touche personnelle à ces chants issus de la tradition bretonne. Il explique : « Je souhaitais, non pas faire une redite de ce qu’ont fait brillamment Cabestan et Djiboudjep, mais apporter un peu de ma sensibilité musicale. J’ai donc fait appel à des musiciens d’univers musicaux totalement différents qui ont apporté quelque chose de neuf dans l’interprétation. » Sons électroniques, guitares électriques, mais aussi instruments venus d’ailleurs, comme le oud arabe, le saz turc ou encore le bandonéon argentin répondent à la cornemuse écossaise et à l’uilleann pipes irlandais. 

Bien que chantant presque exclusivement en breton, Denez Prigent a montré tout au long de sa carrière son ouverture sur le monde. Cela passait par le choix des instruments qui ont accompagné sa voix, mais aussi par les thèmes des gwerzoù qu’il a composées, évoquant des tragédies ayant lieu au Tibet, aux Philippines, en Roumanie, en Ukraine ou encore au Zaïre. Toenn-vor ne fait pas exception ; cette fois, aux côtés des nombreuses chansons bretonnes, on retrouve La Tramontane – qui évoque un vent méditerranéen et la sardane, une danse catalane -, Les Calfats – une complainte originaire de la région du Havre, en Normandie –, Gabier de Terre-Neuve – qui nous plonge dans la dure vie des pêcheurs de Saint-Pierre-et-Miquelon – ainsi qu’une reprise d’Amsterdam de Jacques Brel. 

Cette reprise habitée du classique de Brel est bien éminemment symbolique. Denez, qui considère l’artiste belge comme son « chanteur de langue française préféré », avait remporté deux radio-crochets en interprétant Amsterdam à l’âge de 16 ans, au Pardon de Santec et à Brest. Du reste, il rappelle régulièrement l’attachement de Jacques Brel à la Bretagne et sa forte amitié pour le chanteur Glenmor, père du renouveau de la chanson bretonne, qu’il évoque dans la chanson Le Moribond et dont le nom de scène signifie en breton « terre-mer ». 

Incontestablement, Denez a réussi son pari, en illustrant l’immense variété d’un répertoire trop souvent réduit aux chansons de beuverie. En faisant se côtoyer des gwerzoù sur des naufrages et des marées noires, des complaintes et des chants d’enlèvement, des ronds Pagan et chants à décompter, qu’il entonne de sa voix profonde et puissante, le chanteur nous rappelle cette description des marins accostant à Brest qu’a écrite l’écrivain et officier de marine Pierre Loti dans son roman semi-autobiographique Mon frère Yves (1883) : « Ils chantaient, les matelots, à tue-tête, avec une sorte d’accent naïf, des choses à faire frémir, — ou bien des airs du midi, des chansons basques, — surtout de tristes mélopées bretonnes qui semblaient de vieux airs de biniou légués par l’antiquité celtique. »

Cet article vous a intéressés ? Alors n’hésitez pas à découvrir notre interview de Denez Prigent.


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