À l’occasion de la parution prochaine de l’ouvrage Zarabes et Karanes – une histoire du peuplement gujarati de La Réunion 1860-1980, la rédaction de Cheminez a interviewé l’historienne Sahara Cassim, qui nous raconte l’histoire de ces deux vagues migratoires indo-musulmanes dans l’Océan Indien.
CHEMINEZ : Sahara Cassim, vous avez joué un rôle majeur dans l’élaboration d’un ouvrage documentaire consacré aux Zarabs et aux Karanes de La Réunion : pouvez-vous nous dire ce qui vous a poussée à réaliser ce travail, qui va aboutir à une publication prochaine ?
SAHARA CASSIM : L’ouvrage Zarabs et Karanes – une histoire du peuplement gujarati de La Réunion 1860-1980 s’inscrit dans la continuité de mon implication au sein de la Maison de l’Héritage du Gujarat, musée-centre d’interprétation historique en cours de conception. Dans le cadre des études de conception du projet muséal, lancée en 2020, des recherches historiques d’envergure et une campagne de collecte de fonds privés au sein des familles d’origine gujaratie de La Réunion ont été menées. Cette première étape visait à bâtir le scénario de la future exposition. Deux années plus tard, la deuxième phase consistait à rédiger le catalogue d’exposition. La richesse du sujet et la constitution d’un fonds archivistique et iconographique conséquent ont quelque peu modifié le projet initial. Le résultat final a abouti à la rédaction d’un ouvrage de plus de 250 pages dont la parution est prévue pour le premier trimestre 2025.

CHEMINEZ : Utiliser les appellations de Zarabs et de Karanes « parle » forcément aux Réunionnais, mais pourriez-vous résumer simplement ce que désignent ces mots, pour les lecteurs qui ne savent pas de quoi, ou plutôt de qui il s’agit ?
SAHARA CASSIM : Ces termes désignent les Réunionnais d’origine gujaratie dont les parcours migratoires diffèrent dans le temps et l’espace. Au milieu du XIXe siècle, des raisons socio-économiques poussent de nombreux Gujaratis, originaires du nord-ouest de l’Inde, à l’exil. Ils sont, au moment de leur départ, sujets britanniques. D’une part, le Gujarat est confronté à des périodes de sécheresses provoquant de graves famines. D’autre part, au cours de la même période, un nouveau marché s’ouvre dans les colonies de plantation des territoires méridionaux de l’océan Indien. L’introduction de travailleurs engagés, suite à l’abolition de l’esclavage, inaugure une nouvelle phase. Leur contrat d’engagement impose à l’employeur une quantité réglementaire de nourriture et de textile créant une nouvelle demande. Ce sont précisément ces deux facteurs qui sont à l’origine de l’exil des populations originaires du Gujarat, facilité par la longue tradition commerciale de la région.
Les premiers Gujaratis arrivent à La Réunion à partir de 1860 en transitant par Maurice, autrefois colonie britannique. Ils sont appelés « Arabes » par l’administration coloniale française en raison de leur confession musulmane d’obédience sunnite. Le terme perdure, aujourd’hui encore, dans sa forme créolisée. Au cours de la même période, une autre chaîne migratoire se constitue sur les côtes orientales africaines. Des Gujaratis atteignent les côtes nord-ouest de Madagascar en passant par Zanzibar. Ils sont appelés Karanes et sont majoritairement chiites. C’est à partir de 1972 qu’ils arrivent massivement à La Réunion suite aux troubles politiques survenus sur la Grande Ile. Ces deux composantes s’adonnent essentiellement au commerce et forment la population gujaratie de l’île.

CHEMINEZ : Votre livre accorde une large place aux faits historiques concernant la venue de ces Gujaratis dans l’île de La Réunion. Comment avez-vous procédé pour ces recherches historiques ?
SAHARA CASSIM : L’ouvrage est à la fois le fruit de recherches historiques conséquentes et de connaissances issues de la tradition orale. Il faut souligner que les études disponibles sur la diaspora gujaratie sont essentiellement issues de chercheurs anglophones, le sujet étant peu étudié en France. Une connaissance de la langue anglaise a donc été un préalable à la conduite de ces travaux. Pour accéder à certaines sources bibliographiques, nous avons travaillé en étroite collaboration avec l’Université de La Réunion. Je remercie particulièrement Laurence MACE pour avoir facilité cette démarche. Nous avons également mobilisé les témoignages personnels et familiaux, appelés prosopographie, comme source historique pour l’écriture de cet ouvrage. Nous avons procédé en allant à la rencontre des familles et des personnes ressources à l’échelle de toute l’île de La Réunion.

CHEMINEZ : Que faut-il retenir d’important, selon vous, dans ces données historiques (dates, événements, motivations, etc.), d’une part sur l’immigration des Zarabs, d’autre part sur celle des Karanes ?
SAHARA CASSIM : C’est dans une société plurielle, à la fois sur les plans ethnique et confessionnel que les Zarabs s’implantent à partir de 1860 sur une île où la religion catholique est dominante. Leur statut de minorité ethnique et confessionnelle constitue un véritable défi. Leur installation est jalonnée d’événements divers tels les deux Guerres mondiales, la crise des années 1930 et l’indépendance de l’Inde en 1947 qui pose le problème de l’apatridie pour certains. Ils parviennent, au fil des décennies, à s’intégrer au sein de la société réunionnaise. Les Karanes, quant à eux, rejoignent l’île plus tardivement, suite aux événements postindépendance de Madagascar qui instaurent un climat défavorable à la présence étrangère. C’est sur le sol réunionnais que certains trouvent refuge alors que d’autres s’implantent en France Hexagonale. Au fil des décennies, ils s’intègrent à la population locale pour devenir des Réunionnais à part entière.

CHEMINEZ : Le livre est très riche en iconographie, avec en particulier de très nombreuses photographies anciennes qui permettent au lecteur de visualiser très précisément ces femmes, ces hommes, ces lieux qui sont associés à l’histoire de l’immigration gujaratie à La Réunion. Comment se sont effectuées la recherche et la sélection de ces images ? Y en a-t-il une ou deux qui vous sont particulièrement chères ?
SAHARA CASSIM : C’est au cours des études de conception de la Maison de l’Héritage du Gujarat que nous avons constitué un fonds de plus de 10 000 photographies anciennes collectées au sein des familles Zarabs et Karanes. Au cours de cette étape, nous avons légendé chaque photographie, en précisant, lorsque cela a été possible, le contexte, la date, le lieu et le/les individu(s) présent(s) sur le cliché. Cette démarche sur la mémoire et la diaspora gujaratie est pionnière à l’échelle de La Réunion et de l’océan Indien. C’est dans le cadre de cette collecte que j’ai pu, à mon niveau également, mobiliser les albums de ma propre famille. C’est comme cela que j’ai pu retrouver un cliché de ma grand-mère paternelle, ma dadi, originaire de Tanzanie.

CHEMINEZ : Le livre est aussi ponctué de références aux parcours individuels ou familiaux de nombreuses personnalités des milieux zarabs et karanes. Que nous apprennent ces parcours, non pas sur les individus en question, mais sur les communautés qu’ils et elles représentent ?
SAHARA CASSIM : Les récits de vie des personnalités qui ont marqué l’histoire des Gujaratis sont révélateurs à plusieurs égards. Ces parcours nous éclairent sur les usages sociaux qui prédominent au sein du groupe. Contrairement aux esclaves et aux engagés que l’on fait venir sur l’île, l’immigration gujaratie s’autoorganise. Bien souvent, un premier individu s’implante et fait venir plus tard les membres familiaux ou communautaires. La solidarité et la cohésion sociale ont été les moteurs de la réussite économique. La gestion des affaires s’articule autour des liens familiaux et communautaires qui se substituent aux systèmes contractuels. Cette vision et cette organisation particulière ont, au demeurant, valu aux Zarabs et Karanes, d’être qualifiés de groupes fermés.

CHEMINEZ : En tant que femme, que voudriez-vous dire au sujet de ces Gujaraties d’hier et d’aujourd’hui, au sujet desquelles on lit dans le livre : « La place des femmes au sein de la composante gujaratie évolue rapidement. Dès la première génération née à La Réunion, certaines jeunes filles, soutenues par leurs familles, entament des études qui leur permettent d’accéder à des fonctions diverses et variées » ?
SAHARA CASSIM : Les Réunionnais d’origine gujaratie, s’ils restent attachés à leurs traditions religieuses respectives, font néanmoins preuve d’adhésion aux concepts modernes à travers l’éducation des femmes notamment. Les parcours féminins retracés dans l’ouvrage sont particulièrement révélateurs de cette réalité puisque les premières générations nées à La Réunion, sont encouragées à entreprendre de longues études au même titre que les membres masculins. Cette situation fait écho à mon histoire personnelle. Née à Madagascar, mes parents ont fait le choix de privilégier un enseignement en langue française en m’inscrivant dans les établissements qui dispensent le programme de l’Education nationale. Aussi, à mon arrivée à La Réunion au collège, j’ai pu poursuivre une scolarité sans discontinuité.

CHEMINEZ : L’image habituelle et traditionnelle, à La Réunion, des Karanes et surtout des Zarabs, est largement liée aux activités commerciales. Cette image est-elle toujours vraie ou relève-t-elle désormais d’un cliché dépassé ?
SAHARA CASSIM : Au milieu du XIXe siècle, La Réunion est un marché à prendre. Le commerce est le métier de prédilection des premiers migrants. La départementalisation de l’île en 1946 crée de nouvelles opportunités économiques et beaucoup de Gujaratis s’enrichissent. La nature concurrentielle de ce secteur pousse toutefois la nouvelle génération à entamer de longues études en s’intéressant à d’autres métiers, tels que les professions libérales. Cependant, le commerce reste, aujourd’hui encore, une activité prégnante au sein des composantes gujaraties. Il fait partie des représentations que l’on peut avoir de cette communauté ethnique.

CHEMINEZ : Les Zarabs et la plupart des Karanes sont musulmans ; ce sont même eux qui sont à l’origine de la plus ancienne mosquée de France, en 1905, à Saint-Denis de La Réunion. On lit notamment ceci dans le livre : « Les Gujaratis sont aujourd’hui des Réunionnais qui se sentent pleinement appartenir à la France. L’accès au savoir et à la langue française est une dimension fondamentale de cette construction identitaire. » Comment ces musulmans originaires de l’Inde se sont-ils si bien intégrés à la société réunionnaise ?
SAHARA CASSIM : Dans le contexte local, les composantes gujaraties reproduisent leur organisation sociale qui s’articule d’abord autour du culte. Les Zarabs institutionalisent l’islam en 1905 avec la fondation de la Grande Mosquée de Saint-Denis « Noor-E-islam ». C’est la première mosquée française, construite en terre française et restée française. Les femmes gujaraties étant moins nombreuses au début de l’immigration, certains hommes prennent des épouses locales. Ce métissage biologique va conduire à un métissage culturel. Progressivement, ils adoptent des coutumes locales tout en restant attachés à leur tradition religieuse. C’est l’accès généralisé à la citoyenneté française en vertu du jus soli et la fréquentation de l’école de la République qui facilitent leur intégration. Les Karanes, quant à eux, introduisent à La Réunion trois courants de l’islam chiite. Contrairement aux lieux de culte zarabs, d’implantation plus ancienne, les mosquées chiites sont moins visibles, situées à la périphérie des villes. Être français et réunionnais authentiquement musulmans, sans perdre de vue les racines indiennes, telle est la démarche identitaire des Réunionnais d’origine gujaratie.

CHEMINEZ : Le contexte mondial et le contexte de la France métropolitaine montrent hélas, dans le monde contemporain, des tensions souvent graves entre un certain Islam et les cultures (au sens large) occidentales. Comment analyseriez-vous la situation, sur ce point, à La Réunion ? Ces tensions existent-elles dans l’île ? Ou bien l’harmonie résiste-t-elle ?
SAHARA CASSIM : Le contexte local est effectivement différent de celui de la France Hexagonale puisqu’à La Réunion, être musulman, c’est faire partie de la bonne société. Les mosquées sont implantées dans les centres-villes et l’islam est visible dans les espaces urbains. Cette situation est le fruit de l’Histoire et les Réunionnais d’origine gujaratie en sont les principaux acteurs. Leur culture ancestrale a fortement influencé la manière dont s’est structuré le culte islamique puisqu’il s’est bâti dans le dialogue et le compromis avec le pouvoir en place. Dans le contexte indien dominé par l’hindouisme, ces Gujaratis avaient déjà un sens particulier du compromis où ils forment une minorité. C’est cette prédisposition qui guide leur intégration, faite de compromission et d’adaptation. Si l’islam bénéficie d’une image positive à La Réunion, prise dans un contexte national et international, l’île n’est pas à l’abri des retombées médiatiques des événements qualifiés de terroristes.

CHEMINEZ : Aujourd’hui, en 2025, que reste-t-il des racines indiennes chez les Gujaratis de La Réunion ? Où en sont la pratique de la langue, les liens avec la terre ancestrale, les voyages vers celle-ci… ?
SAHARA CASSIM : La langue gujaratie reste très vivace au sein des familles karanes alors que son usage a quasiment disparu au sein de la composante zarab. Ces derniers ont pourtant maintenu des liens constants avec le Gujarat par le biais de voyages et d’actions humanitaires dans leurs villages d’origine. Il faut noter qu’il n’y a pas de mythe de retour à la terre ancestrale, ces liens sont plutôt le reflet d’un attachement profond qui se perpétue de génération en génération.
CHEMINEZ : On peut lire au début de votre livre : « Cet ouvrage constitue la préfiguration d’un centre d’interprétation consacré à la composante gujaratie du peuplement de La Réunion porté par la Maison de l’héritage du Gujarat. » Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce projet ?
SAHARA CASSIM : La Maison de l’Héritage du Gujarat a officiellement vu le jour en 2019 lorsqu’une association a été créée à Saint-Pierre. Elle reste à ce jour au stade de projet faute de trouver un local adéquat. Les Réunionnais d’origine gujaratie étant essentiellement des urbains, un espace situé en centre-ville serait plus adéquat, la difficulté réside dans cette quête. Dans cette attente, diverses expositions temporaires et manifestations ont été organisées. Nous espérons que la publication de l’ouvrage sera porteuse de nouvelles opportunités pour la suite.
NDLR : le livre Zarabs et Karanes – une histoire du peuplement gujarati de La Réunion 1860-1980 sera disponible en librairie à La Réunion durant le premier semestre 2025. Pour se le procurer en-dehors de l’île, maintenez-vous informés à travers la page Facebook de la Maison de l’Héritage du Gujarat : Facebook.






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