L’observation du paysage médiatico-politique français ces derniers temps laisse clairement apparaître une tendance vigoureuse dans les perspectives d’avenir qui se dessinent pour la société française, et d’autres dans le monde. Ceux qui maîtrisent le pouvoir dans notre pays – lobbys fortunés, médias d’inspiration bolloréenne et, presque accessoirement, exécutif issu d’un parti très minoritaire – ont décidé d’accélérer et d’optimiser la démolition des services publics. Cet objectif, ce graal du capitalisme libéral, fait certes rêver ses zélateurs depuis belle lurette, mais ne sentez-vous pas que, depuis quelque temps, les frémissements de la précipitation, l’exaltation du triomphe proche, ou simplement la nervosité d’une urgence supposée prennent une ampleur décomplexée ?

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   Détruire les services publics, ce n’est pas sorcier, la méthode est connue, éprouvée, efficace : voir ce lien parmi d’autres. Elle a déjà été appliquée à grande échelle, quoique camouflée, et continue de l’être. Télécommunications, transports, santé, éducation… en font les frais à des degrés divers d’avancement… Le seul obstacle qui reste à franchir, notamment pour les deux derniers cités, ce sont les réticences d’une opinion publique encore vaguement hésitante. Sans doute y a-t-il toujours un peu trop de vieux ringards ou de jeunes imbéciles incapables de constater que confier notre société à des intérêts privés est notre seule planche de salut, l’ouverture sur un avenir radieux. Nous sommes encore victimes des effets délétères d’un système dans lequel les innombrables fonctionnaires des services publics, honteusement privilégiés, ont ruiné la nation, mis un terme à l’opulence et creusé une dette abyssale. Ah bon ? Moi qui croyais avoir observé que ces calamités coïncidaient justement avec le démantèlement desdits services publics… Je suis vraiment trop naïf !

   L’obstacle des réticences, donc. C’est dans les têtes que ça se passe, ces réticences. Il faut donc travailler sur ce qui se passe dans ces dernières têtes de pioche. Les moins rebelles succomberont à un chant des sirènes bien rôdé et les quelques irréductibles seront noyés dans une masse qui les rendra pitoyablement inaudibles et inoffensifs. C’est que, en haut, chez les influenceurs et marionnettistes aguerris qui décident de ce que doit être notre monde, on sait maintenant très bien user des rouages de la démocratie. On sait parfaitement persuader la majorité (pour simplifier : économiquement modeste) de soutenir, et avec enthousiasme, les intérêts de la minorité qui l’exploite. Comme on a su avec brio déplacer la lutte des classes sur un autre terrain, pour en faire une lutte interne entre « factions » de cette majorité économiquement modeste. Une variante de l’éternel « diviser pour régner ». « Bons Français » dans la panade contre immigrés des cités miteuses, petits employés du privé contre insignifiants fonctionnaires du public… L’union des prolétaires, arme menaçante, il y a longtemps qu’on l’a désamorcée. Faisons en sorte que ces sans-dents se haïssent entre eux, et pendant ce temps, ils nous foutent royalement la paix. Tel est le doux refrain que l’on entend à bord de jets privés qui dominent la mêlée. Caricature ? Je vous laisse juger.

G. Kasbarian – Photo Jean-Luc Hauser – Wikipedia

   Un certain Guillaume Kasbarian, il y a peu député quasi inconnu, fan d’Elon Musk et surgi d’un chapeau magique tel le lapin tueur des Monty Python, a reçu la mission jubilatoire de porter l’estocade à ces cohortes dépenaillées de fonctionnaires qui encombrent nuisiblement bureaux poussiéreux, écoles miteuses et hôpitaux fissurés. Quel meilleur poste pour ce faire que celui de ministre de la Fonction publique. Ou : quand le boucher revêt le costume du berger. La litanie des clichés est entonnée à tue-tête : fonctionnaires pléthoriques, fainéants, privilégiés, inefficaces… brebis intolérablement galeuses. Toute mesure susceptible d’en réduire le nombre, les mettre – enfin ! – au travail, les faire entrer dans le rang et les rendre performants ne peut être que salutaire. Notre Kasbarian s’arme donc de la vaillance de ceux qui se retroussent les manches – eux ! – et il lui suffit de quelques semaines pour abattre un boulot de titan… et des pans entiers de l’édifice public. Telles sont du moins ses intentions les plus chères.

   L’exemple des enseignants est significatif. Ils constituent depuis quelques décennies, et de plus en plus, une cible privilégiée et facile. Ces pauvres incapables, il est vrai, concentrent en leurs haïssables personnes toutes les tares que l’on abhorre dès lors qu’on est citoyen de bon sens. Toujours en vacances, absents ou en grève, royalement rémunérés et gratifiés de primes pharamineuses, exerçant une activité de dilettante, pour ainsi dire une sinécure, ce sont tous des gauchistes qui en demandent toujours plus pour en donner toujours moins. L’opinion publique, éclairée par les médias qui ont le courage de dire la vérité, ne s’y trompe pas. Le « prof bashing » relève du « pas de fumée sans feux », c’est une évidence. Et les bouchers déguisés en bergers à la tête du ministère de l’Éducation nationale ces dernières années – le charismatique Jean-Michel Blanquer constituant un excellent exemple – s’ils ont eu le mérite de s’attaquer au pachyderme, n’ont malheureusement pas su ou pu pousser assez loin leur projet d’équarrissage. Mais, hosannah ! nous sommes sur le bon chemin avec le gouvernement Barnier.

Nicolas Sarkozy – Photo Wikipedia, source

   Celui-ci a récemment reçu le soutien précieux d’un des grands hommes de notre France du XXIe siècle. Un vrai, un dur, un tatoué, un repris de justice, un ex-chef de l’État, qui sous son règne avait déjà tout compris, mais qui fut sottement évincé du pouvoir par les hordes de ceux dont il était, lui, incompris. Le brillant Nicolas Sarkozy, donc, est venu apporter sa pierre à l’édifice, ou plutôt le contraire, puisque nous parlons bien de démolition. Dans son style habituel, mélange d’arrogance délicieuse, d’ironie subtile et de décontraction aussi frétillante que démagogique[1], devant un parterre d’esprits fins, notre ancien président a donc su asséner quelques vérités définitives et mettre même les rieurs de son côté. Sacrifiant jouissivement à la tradition déjà évoquée de l’éreintage des profs, il a déroulé ses sarcasmes au sujet des enseignants, de maternelle en particulier, tout en sous-entendant que les vérités sorties de sa bouche étaient bien sûr applicables à l’ensemble de la profession et même des fonctionnaires en général.

   Ignorant de façon délibérée les réalités pourtant chiffrées sur le travail effectif des enseignants français, Nicolas Sarkozy a joué le jeu de celui qui hésite, ou plutôt jongle, entre hypocrisie et cynisme pour évoquer un métier qu’il considère et juge depuis les hautes altitudes de sa condescendance.

Photo Jean-Rene Chazottes – Pexels

   Je voudrais m’attarder, à titre d’exemple, sur un passage particulier de son monologue, celui où il cite la célèbre association que fait Freud entre normalité, travail et amour : « Être normal, c’est aimer et travailler ». Je voudrais rapidement montrer à quel point on est ici en plein flagrant délit de manipulation psychologique. L’objectif explicite de l’argumentateur est de mettre en avant la légitimité de la valeur « travail ». Citer Freud, c’est user de ce que l’on appelle un « argument d’autorité » : « ce n’est pas moi qui m’exprime, c’est un éminent penseur, et que l’on ne peut soupçonner d’être un idéologue politique ; une pointure dans la connaissance et la compréhension de ce qu’il y a de plus profond en l’humain. » Associer le travail à la normalité et à l’amour a un double avantage argumentatif pour N. Sarkozy. En effet, si le travail est signe essentiel de normalité, il va de soi que rechigner au travail constitue un symptôme d’anormalité, voire de pathologie mentale. Et si travailler va de pair avec aimer, le travail se pare immédiatement, par contagion en quelque sorte, d’une aura de passion, d’enthousiasme : l’aura de ceux qui savent – comme moi, Nicolas Sarkozy – ce que le travail veut vraiment dire et qui l’accomplissent avec ardeur. L’ex-président a d’ailleurs la délicatesse ingénue d’inverser les verbes « aimer » et « travailler » par rapport à la phrase de Freud, comme pour souligner qu’à ses yeux le travail prime même sur l’amour… Au vu de ceci, et du contexte, il est facile de comprendre que l’objectif implicite, mais principal, est bien sûr de rejeter les floppées d’enseignants paresseux dans le nombre effrayant des anormaux qui refuseraient obstinément d’admettre leur nature d’homo laborator (« homme travailleur ») et seraient trop stupides pour comprendre combien travailler est source de bonheur extatique.

   Constatation éclairante : une émission du grand humaniste qu’est Pascal Praud est revenue sur les propos de Nicolas Sarkozy, et j’ai eu l’agréable surprise d’entendre un des intervenants dans son émission se lancer dans une remarque linguistique pointue, de nature étymologique. Se référant à la sémiologue Mariette Darrigrand[2] qui propose – dans un ouvrage récent – une interprétation plus ou moins nouvelle sur le mot travail et ses origines, l’intervenant en question affirme donc, comme étant LA Vérité, que ce mot « travail » ne viendrait pas de l’instrument de torture tripalium, mais d’une racine associée notamment à la notion de désir. Une façon simple et efficace d’abonder dans le sens du Sarkozy version freudienne et d’écarter d’un revers de main toute vision négative du travail.

   Plutôt que de soumettre la vie de la langue à des orientations idéologiques, l’honnêteté intellectuelle et la modestie voudraient plutôt que l’on admette que l’étymologie du mot travail reste incertaine. Cette même honnêteté pourrait aussi, par exemple, rappeler que le travail, s’il peut en effet être passionnant, source d’épanouissement dans certains cas, peut aussi devenir une souffrance dans d’autres cas ; rappeler que si le travail, selon Freud, peut être un moyen de sublimation, il est aussi dans d’autres conditions un source d’aliénation… et il n’est pas nécessaire d’être marxiste pour le reconnaître ; rappeler que la langue semble, quoi qu’on en dise, souligner souvent le lien entre le travail et la pénibilité et/ou la souffrance. Le mot labor – un des termes principaux pour désigner le travail en latin – a pour premier sens, selon le dictionnaire Gaffiot, « peine que l’on se donne pour faire qqch, fatigue… » (c’est moi qui souligne). Le CNRTL, dans la partie étymologique de son article sur le mot travail, indique comme première occurrence retrouvée dans les textes : « 1130-40 traval d’enfant « douleurs de l’accouchement » » et, comme occurrences suivantes : « 2. ca 1140 « tourment » … 3. fin XIIe s. « fatigue, peine supportée »… Et ne nous attardons pas sur la version biblique de l’origine du travail. Est-ce un hasard si une part majeure des évolutions de la société humaine, de ses inventions, est orientée par une volonté d’alléger les désagréments du travail, depuis l’outil de pierre jusqu’à l’ordinateur, depuis la domestication du cheval jusqu’à l’intelligence artificielle ?

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   L’honnêteté intellectuelle exigerait aussi, plutôt que d’asséner comme le fait Pascal Praud : « Personne ne travaille, dans la fonction publique », de reconnaître que les enseignants, pour rester sur cet exemple, sont bien, de plus en plus, placés dans des situations où leur travail devient effectivement source de peine, de souffrance, de tourment. Alors qu’il a eu pour réputation, justifiée, de pouvoir être le « plus beau métier du monde ». Oui, les enseignants français travaillent, les chiffres le montrent (voir ce lien parmi d’autres). Oui, les enseignants français sont mal payés pour le travail qu’ils font et sont même de plus en plus mal payés depuis 40 ans, avec un effondrement de leur pouvoir d’achat. Oui le nombre des enseignants en situation de souffrance va croissant, pris qu’ils sont entre des élèves de moins en moins gérables, des familles de plus en plus intrusives, les tâches non pédagogiques de plus en plus contraignantes et chronophages, une opinion publique toujours largement hostile, les menaces et autres agressions physiques, une gouvernance erratique, hypocrite, falsificatrice et une hiérarchie de plus en plus « managériale », oppressante, parfois jusqu’au harcèlement – souvenez-vous de France Télécom.

   Un métier qui « change la vie pour toute la vie »… C’est beau, noble, prestigieux. Pourquoi alors si peu de candidats aux concours, et avec un niveau de compétences de plus en plus faible ? Pourquoi tant de démissions, voire pire – je pense aux suicides d’enseignants, parfois sur leur lieu de travail ? Pourquoi tant de mal-être ? L’hypothèse de la fainéantise expliquerait donc tout ? Et les enseignants seraient les responsables de tous les maux : les leurs, ceux de l’école, voire de la société, tant qu’on y est, eux qui sont en réalité réduits à un rôle passif, soumis aux injonctions d’un système qui décide à leur place, se saborde sciemment et les accable en les laissant seuls en première ligne face aux critiques et au mépris.

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On l’a donc compris, les forces au pouvoir ont décidé d’enterrer les services publics, les accusent de la rage et font habilement tout leur possible pour persuader la population qu’en finir avec eux est la panacée ultime qui mettra un terme aux problèmes économiques, sociaux, humains et que sais-je encore. L’ennemi est le fonctionnaire, il faut s’en débarrasser. Et d’ailleurs – argument suprême – ce tire-au-flanc, qui en outre complique la vie de tout le monde, coûte un « pognon de dingue ». Alors disons-le : évidemment, il existe des tire-au-flanc dans la fonction publique, à peu près autant qu’ailleurs, mais  y voir l’alpha et l’oméga du problème est une supercherie grossière, et pour ce qui est du « pognon de dingue »… allez jeter un coup d’œil, du côté de ce que sont en réalité les appels d’offre pour les marchés publics, dont la conséquence est de faire payer les collectivités, les institutions, facilement deux fois plus cher que ne le ferait un particulier, pour des travaux, des équipements, des services… Passons sur l’évasion et l’optimisation fiscales des grandes entreprises, les aides financières publiques au secteur privé, les dépenses croissantes en faveur des seuls privilégiés.


[1] Il ne manque cependant pas d’affirmer que la démagogie est dans le camp ennemi et non dans le sien.

[2] Il aurait pu aussi citer le linguiste Franck Lebas.

2 réponses à « Le ministre, l’ex-président, les fonctionnaires et l’étymologie du mot travail… »

  1. Pour rappel, chez Marx (il est toujours besoin de le rappeler, ne vous censurez pas, relisez « l’Idéologie allemande ») le travail c’est comme l’idéologie, on s’en sert selon des pratiques qui sont toujours frustrantes. Mais comme l’humanité n’a pas encore trouvé la recette pour transcender la contradiction, on fait avec.

    Dans toute pratique l’aliénation est présente, la fiction d’une liberté dépourvue de toute forme d’aliénation est théologique. Et le tripalium étymologique n’ est qu’une des formes (paradoxales?) qu’il faut dépasser dans toute activité. Les thuriféraires du libéralisme, que vous citez justement, sont les parfaits représentants de l’âge de pierre (capitaliste). Se référer à Freud et au désir en fait les parfaits artisans d’une culture de faussaires.
    Ce discours condescendant est malheureusement révélateur, de plus en plus, de l’air du temps.

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    1. Merci pour cette réflexion qui élargit l’éclairage sur la thématique abordée.

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