Dans Amérique (1997), Jean Baudrillard écrit : « La fiction n’est pas l’imaginaire. C’est ce qui anticipe sur l’imaginaire en le réalisant. » Il est difficile de ne pas donner raison au philosophe français, dont l’œuvre Simulacres et Simulation (1981) a inspiré la trilogie Matrix (1999-2003) des Wachowski ; en effet, entre les métavers et les voitures autonomes, les lunettes qui prennent des photos en un clignement d’yeux et les montres connectées qui vous indiquent la qualité de votre sommeil, la Silicon Valley semble réaliser les grandes prophéties des romans de Science-Fiction de ces quarante dernières années

L’écrivain de SF français Alain Damasio, qui étudie depuis La Zone du Dehors (1999) le rôle des technologies dans les sociétés de contrôle des démocraties modernes, a été invité en résidence à San Francisco, au centre de la Silicon Valley. De ses observations et rencontres, il en a tiré sept chroniques passionnantes et une nouvelle de SF, compilées dans un essai intitulé Vallée du Silicium, paru en avril dernier. D’un coup, l’auteur d’imaginaire se mue en sociologue et anthropologue, obéissant en même temps au plus grand conseil de Nietzsche : une « anthropologie du corps assis, figé dans la mollesse des canapés et des sofas » conduit à devoir analyser l’homo sapiens comme un zoologue. 

Pourquoi se rendre à la Silicon Valley ? Parce que c’est à ce petit territoire que nous avons donné le mandat de transformer nos cultures : « Il est vertigineux de se dire qu’entre une Kirghize et une Mélanésienne, à l’autre bout du globe, la première chose qui les relie, et qu’elles partagent basiquement, ce sont des outils numériques de type smartphone et des applications qui recalibrent de façon identique leur rapport au monde. Là est désormais le Commun. Ce que l’on pourrait appeler le numiversel. » Que l’on habite à New York aux États-Unis à Marrakech au Maroc, à Kyoto au Japon où à Santiago au Chili, on utilise tous Twitter, Facebook, YouTube et les applications de rencontres de la même façon. 

Si les États-Unis sont devenus si facilement l’épicentre du futur, c’est d’abord parce que c’est un pays sans Histoire[1] : « Aux USA, l’Histoire est une poussière qui n’a jamais eu le temps de se déposerOn met des dates sur des marques de bière pour s’inventer un passé dans une société qui ne vit que pour le futur. Et les sites « historiques » des États-Unis ont toujours quelque chose de fake ou de forcé, de trop brièvement scellé dans un cube de ciment, qui fend déjà. » C’est cette culture du futur que vend la Silicon Valley avec un packaging qui annonce souvent la couleur. 

En nous offrant « un monde américain », la Silicon Valley nous offre aussi « une culture relationnelle qui ne part jamais du collectif ». Le modèle relationnel répandu par les réseaux sociaux singe le modèle américain : 

« Si l’on revient à l’histoire américaine, qui est largement migratoire (particulièrement à San Francisco, suite à la ruée vers l’or, et dont le brain drain actuel de la Silicon Valley forme une sorte de réplique à deux siècles d’intervalle : deux tiers des salariés viennent de l’étranger), cette histoire s’est construite sur la juxtaposition de transfuges venus du monde entier dans l’espace rassembleur de la Nation. Mais la Nation n’est qu’un fantasme, un drapeau avec 50 étoiles. En réalité, la seule unité collective (hors famille) qui a permis à ces individus de ne pas finir atomisés a été et reste la communauté. Communautés de voisinage, de quartier, parfois réunis autour d’une église ou d’une école, communautés agrégées par ethnie, par langue, par culture, par préférence genrée, par statut… Communautés que les réseaux sociaux, ironiquement, ont finalement copiées et reproduites parce qu’elles étaient le seul modèle de lien acculturé aux États-Unis. »

Mais en plus de redéfinir nos modèles sociaux en implantant un système américain de « l’individu en tant qu’atome et centre de son monde », sa communauté, la Silicon Valley change également notre relation à l’espace. D’abord en le circonscrivant à notre domicile, voire à notre chambre ou notre canapé, en nous rendant tout déplacement inutile ; ensuite, en nous habituant au fait de rendre ces déplacements de plus compliqués. De la même façon que les menaces terroristes et la pandémie ont rendu les déplacements difficiles entre pays en paix, Internet – qui jadis était un gigantesque espace sans limite – trace désormais des frontières partout. Chaque site – ou presque – demande désormais la création d’un compte personnel, puis l’utilisation systématique d’un mot de passe, que l’on tape comme on donnerait son passeport aux services de police de l’aéroport. 

Vallée du Silicium apparait comme un reportage sur le « techno-cocon », cette prison technologique que nous bâtissons autour de nous et entre nous, qu’Alain Damasio étudie depuis ses débuts en tant que romancier. Si les lecteurs assidus de l’écrivain découvriront avec stupeur que la bague hyper-connectée présente dans la nouvelle Le bruit des bagues et qui annonçait celle du roman Les Furtifs (2019) existe bel et bien dans la Silicon Valley, Damasio nous livre une réalité que son voyage à San Francisco lui a révélée : le double angle mort de la SF. D’une part, contrairement à ce que l’auteur de La Zone du Dehors a longtemps cru, le cocon ne sera pas intégralement virtuel mais tendrait vers une « réalité mixte » ; d’autre part, l’avenir de l’IA est une Intelligence Artificielle personnalisée, qui va profondément bouleverser les rapports humains, puisque notre IA de poche – qui nous accompagnera, qui recevra nos confidences (nos DATAS) – nous connaitra davantage que notre propre famille. Et nous ne sommes pas préparés à encaisser la vague gigantesque qui vient et qui nous transformera en « Silicon Valets ».

Considérant que « depuis trente ans, nous vivons en barbares des réseaux », Alain Damasio espère « un art de vivre avec les technologies », que seule l’éducation permettra d’adopter. « Il est peut-être temps d’éduquer : éduquer à l’ancienne, éduquer inversé, s’auto-éduquer et s’entre-éduquer, des parents aux enfants et des enfants aux parents, à la maison, en classes bleues, dans des assoces, dans des tiers-lieux, par l’éducation populaire ou experte, en ville comme à la campagne, avec l’aide des pirates et des hackivistes. Et même éduquer, rêvons debout, sous l’égide de l’Éducation nationale, où la techno doit passer de matière-poubelle décérébrée à un statut aussi crucial que le français et les maths pour émanciper nos collégiens et nos lycéens par la connaissance et la pratique lucide des réseaux ».


[1] On parle ici des États-Unis en tant que pays, bien entendu.

2 réponses à « Vallée du Silicium : visite guidée de la Silicon Valley avec Alain Damasio »

  1. Malheureusement, l’éducation – et l’esprit critique qu’elle suppose si l’on s’en tient à « nos » valeurs – est contraire aux intérêts de ceux qui prospèrent sur le terreau siliceux de la Vallée ou, même loin d’elle, se nourrissent de ses fruits. Ceux-là n’ont besoin que de consommateurs soumis, conditionnés. Le conditionnement : aux antipodes de l’éducation.

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  2. pour compléter, une conférence en anglais :
    https://invidious.fdn.fr/watch?v=ZTC_RxWN_xo

    Secret History of Silicon Valley

    In this lecture, renowned serial entrepreneur Steve Blank presents how the roots of Silicon Valley sprang not from the later development of the silicon semiconductor but instead from the earlier technology duel over the skies of Germany and secret efforts around (and over) the Soviet Union. World War II, the Cold War and one Stanford professor set the stage for the creation and explosive growth of entrepreneurship in Silicon Valley.

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