Parce qu’on ne les entend pas, on a tendance à les ignorer. Pourtant, les sourds sont bien présents parmi nous. C’est ce que nous rappelle, chaque 24 septembre, la Journée Internationale des sourds. À cette occasion, nous avons invité Valérie Escarpit et Christiane Enjalbert qui travaillent dans le domaine de l’insertion professionnelle auprès de jeunes sourds, afin qu’elles nous ouvrent les portes de cette communauté. Nous avons pu les interroger sur la langue des signes, reconnue comme « langue à part entière » en 2005, sur la culture sourde et sur l’histoire, souvent douloureuse, des sourds en France.

Propos recueillis par : Gaëtan DESROIS, Lamia DIAB EL HARAKE, Nidal EL YACOUBI, Laïla EL YACOUBI 

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CHEMINEZ : Bonjour Christiane, bonjour Valérie, pourriez-vous vous présenter succinctement dans un premier temps ? 

VALÉRIE : Bonjour, je m’appelle Valérie Escarpit. J’ai 53 ans. Je suis une personne CODA, c’est-à-dire que je suis entendante née de parents sourds. Mon mari est sourd également et nous avons deux enfants entendants. Je suis chargée d’insertion professionnelle auprès d’un public composé de jeunes déficients auditifs et déficients visuels, entre 16 et 20 ans. 

CHRISTIANE : Bonjour, je m’appelle Christiane Enjalbert. J’ai fait toute ma carrière professionnelle auprès d’enfants sourds avec handicaps associés. Lors de mes premières années j’ai choisi d’axer mon travail plutôt vers l’intégration, la LSF étant interdite. Ma première classe était composée de jeunes enfants. Toutes les semaines nous allions partager des activités dans une école maternelle : psychomotricité, gymnastique, récréation avec jeux… Plus tard, je me suis dirigée dans l’accompagnement des adolescents à la recherche de stages, à la mise au travail en milieu ordinaire ou adapté, à la recherche de formations… 

De gauche à droite : Lucas Escarpit, Héloïse Tudela, Laurent Escarpit, Valérie Escarpit, Tanguy Escarpit.

CHEMINEZ : En guise de préambule, on voulait vous faire réagir à une expression française bien connue : « C’est un dialogue de sourds. » Que vous évoque cette expression ? 

VALÉRIE : Je crois que la surdité existe chez tout le monde. Certaines personnes n’ont pas envie d’entendre ce que les autres ont à leur dire. Il n’y a donc pas besoin d’être sourd pour avoir un dialogue de sourds.

CHRISTIANE : Je suis tout à fait d’accord. (rires) Paradoxalement, il y a des personnes qui peuvent entendre mais qui ne le veulent pas, et d’autres qui physiquement ne le peuvent pas, et avec lesquelles pourtant on arrive à s’entendre et à se comprendre. 

CHEMINEZ : Par soucis d’exactitude, et pour favoriser la compréhension de nos lecteurs, est-ce que vous pouvez nous définir ce qu’est un sourd ? Et quelle est la différence entre un sourd et un malentendant ? 

VALÉRIE : Une personne sourde est une personne dont l’appareil auditif (l’oreille) est atteint. Il y a plusieurs degrés de surdité qui dépendent de la manière dont l’oreille est atteinte. La vraie différence entre un sourd et un malentendant, c’est la perception qu’a l’individu de sa propre surdité. Il y a des personnes qui n’ont aucun problème à se qualifier comme « sourdes », qui s’assument comme telles, et d’autres, parce qu’elles entendent un peu, préfèrent dire qu’elles sont malentendantes. Il faut prendre en compte l’avis de la personne concernée. 

CHEMINEZ : On a déjà entendu des personnes sourdes qui prenaient mal que l’on parle de malentendants, et qui reprenaient leurs interlocuteurs en disant : « Non, je ne suis pas malentendante, je suis sourde. » 

CHRISTIANE : C’est vrai que les personnes sourdes assument davantage leur surdité. Elles disent : « Je suis sourde. Point. » Autrefois, ce n’était pas comme ça, quand j’ai commencé à travailler. 

VALÉRIE : Certaines personnes n’apprécient pas l’expression « sourd-muet », qui n’est pas représentative de la réalité. Les personnes sourdes ont la capacité d’oraliser. Elles n’oralisent pas bien, parfois pas de façon audible, mais elles ont cette capacité. Le mot « muet » a donc disparu. 

CHEMINEZ : Du philosophe grec Aristote, qui niait la capacité des sourds à avoir un langage dans un livre intitulé Des Animaux, à la loi de 2005, qui reconnait la langue des signes comme « langue à part entière », l’Histoire des sourds et de la Langue des Signes Française est extrêmement difficile. Pourriez-vous nous expliquer en quelques mots les grandes étapes de l’évolution de la perception des sourds et de la LSF en France ?

VALÉRIE : Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, un peu avant la Révolution française, l’Abbé de l’Épée met en place l’enseignement méthodique de la Langue des Signes auprès des enfants sourds, en créant la première école qui leur est destinée. Mais en 1880, le Congrès de Milan, composé de médecins et de religieux européens, a interdit l’utilisation de la Langue des Signes sous prétexte que ça nuisait au développement de l’enfant, à sa capacité à communiquer et à l’oralisation. La Langue des Signes a donc été interdite. Elle a continué à perdurer, clandestinement, jusqu’à la loi Fabius en 1991, qui a permis l’enseignement bilingue français-Langue des Signes et qui l’a remise dans la lumière. 

Congrès de Milan, 1880

CHEMINEZ : L’actrice Emmanuelle Laborit a qualifié de « terrorisme culturel » tout ce qui a résulté du Congrès de Milan. Est-ce que vous reprendriez cette expression ? 

VALÉRIE : J’essaie de me mettre à la place de la communauté sourde – parce que je la connais bien. Cette période a été vécue comme un « génocide », dans le sens où on venait détruire une communauté qui commençait à se développer, et où on a cherché à l’éradiquer. 

CHEMINEZ : Ce que le régime nazi a essayé de faire, d’ailleurs. 

VALÉRIE : Tout à fait. Pendant toute cette période qu’est la Seconde Guerre Mondiale, les personnes sourdes n’avaient pas le droit de se reproduire et nombre d’entre elles ont été stérilisées. Cela concernait les personnes en situation d’handicap en général. Ça a été une période très compliquée. 

CHEMINEZ : Christiane, vous avez été enseignante spécialisée et avez travaillé toute votre carrière auprès de personnes sourdes. Pourriez-vous nous dire quelles sont les méthodes que vous avez utilisées, celles qui vous ont été imposées, et avec quels résultats ? 

VALÉRIE : Intéressant, moi qui t’ai vue à l’œuvre ! (rires)

CHRISTIANE : Pendant trois ans, j’ai travaillé dans un établissement tenu par des religieuses, auprès de jeunes filles sourdes, à Gradignan [ville proche de Bordeaux, NDLR]. Les gestes étant interdits, j’ai été habituée à beaucoup oraliser [expression orale, NDLR], à faire des phrases très courtes, avec du vocabulaire très simple. Mais parfois, j’étais contrainte de faire du français-signé, parce que sinon il était impossible de se faire comprendre. 

Ce qui m’a donné, notamment, envie d’utiliser le français-signé, c’est la messe obligatoire le dimanche. Le pauvre prêtre, qui avait un certain âge, marmonnait et les jeunes filles n’avaient rien d’autre à faire que d’attendre la fin de la messe. Qu’auraient-elles pu faire d’autre ? J’ai donc pris l’habitude de me mettre à côté du prêtre et de faire des gestes pour les aider à comprendre quelques petites choses. 

Ensuite, j’ai préparé le professorat ; je suis donc partie Rue de Marseille, où j’ai rencontré Valérie, et là j’ai suivi quelques cours de langue des signes. Mais je dois avouer que d’avoir oralisé au départ m’a causé des difficultés dans mon apprentissage de cette langue. J’ai pas mal de difficultés à pratiquer la langue des signes complètement.

Quand des jeunes arrivaient dans notre établissement, c’est-à-dire vers trois quatre ans, il fallait les « démutiser », leur apprendre à reconnaître et à répéter des sons qu’ils n’entendaient pas. Dans des cabines spéciales, les jeunes portant des boîtiers avec des contours d’oreilles, essayaient tant bien que mal de répéter les sons que l’on produisait. C’était très difficile. Quand ils commençaient à parler, on leur faisait des séances d’orthophonie, mais ce n’étaient pas des sons très audibles. Il y en avait beaucoup qui éprouvaient de très grandes difficultés à reproduire les sons que l’on émettait. On utilisait aussi la lecture labiale : l’enseignant ne prononçait aucun son et articulait des mots, parfois accompagnés de dessins.

J’ai toujours essayé d’intégrer les jeunes, soit par le jeu, soit par le sport. Il fallait les préparer au milieu professionnel, parce qu’ils allaient être obligés de comprendre les gens qui deviendraient leurs collègues. Il fallait donc utiliser la lecture labiale. Les gestes étaient très importants aussi. Certains patrons nous ont demandé comment faire pour apprendre la langue des signes. Il y a des chefs d’entreprise qui s’y sont mis uniquement pour comprendre les jeunes qui venaient en stage chez eux ou qu’ils allaient embaucher ! Il y a eu de nombreux efforts des deux côtés. 

CHEMINEZ : Comme ce n’est pas la même syntaxe, comment on enseigne l’oralisation ? 

CHRISTIANE : Au départ, c’est beaucoup de vocabulaire, avec une petite image à côté. Une fois qu’on leur donnait la phrase, il fallait qu’ils l’apprennent par cœur. Malheureusement tous n’y arrivaient pas. Aujourd’hui, je qualifierai ces apprentissages de douloureux, de barbares. 

CHEMINEZ : Emmanuelle Laborit le dit très bien. 

CHRISTIANE : Oui, c’était très difficile. Heureusement qu’il n’y avait pas de punitions ou de notes, parce que les pauvres jeunes… (soupire). 

CHEMINEZ : Valérie, votre langue maternelle est la langue des signes françaises. Comment avez-vous construit le lien et le dialogue avec vos parents ? Est-ce que vous aviez conscience d’être bilingue dans votre enfance et votre adolescence ? 

VALÉRIE : En tant que CODA, ma langue maternelle est effectivement la langue des signes, puisqu’à la maison mes parents signaient. Le lien parent-enfant s’est fait naturellement. Je suis l’ainée d’une famille de quatre enfants, donc j’ai été la tutrice de mes frères et sœurs, qui m’ont imitée. Ma mère m’a mise à la crèche assez tôt pour que je puisse baigner dans un bain de français oral et éviter que j’aie du retard. À la maison, j’utilisais la langue des signes et j’utilisais ma voix dehors, en revanche je n’avais pas du tout conscience d’être bilingue

Néanmoins, à l’adolescence, j’ai dû devenir, pendant très longtemps et très jeune, « les parents de mes parents » parce qu’il n’y avait pas d’interprète. C’était normal. C’était la même chose dans les familles espagnoles dont les parents n’étaient pas francophones : les enfants devenaient « les parents de leurs parents ». C’est nécessaire de faire le lien entre la maison et la société dans laquelle on est bien obligés de vivre. 

Il n’empêche que ça m’a beaucoup pesé à l’adolescence. Je n’étais pas très bonne en français. Au primaire, je rencontrais des difficultés en orthographe et j’avais l’impression de manquer de vocabulaire. Je pense que c’est lié à cette double-langue, et surtout au fait que la langue des signes et le français sont deux langues très différentes, avec deux constructions de la pensée qui n’ont rien à voir. J’avais aussi le sentiment d’être un peu seule face à mes devoirs, à mes cours, à mes enseignements. Je ne pouvais pas recevoir d’aide à la maison, donc j’ai dû apprendre très tôt à être plus autonome que les autres, de trouver des méthodes toute seule, qui m’ont permis de suivre un cursus scolaire tout à fait correct. Mes frères et sœurs ont eu moins de difficultés, parce que je les ai beaucoup accompagnés. 

CHEMINEZ : Votre témoignage, c’est celui de tous les enfants qui ont grandi avec une langue étrangère.

À défaut de vous demander de nous expliquer sur quoi repose la langue des signes, quelles sont les différences majeures avec la langue française orale ?  

VALÉRIE : Je vais essayer en veillant à ne pas dire d’erreurs, parce que, même si j’ai participé à de nombreux colloques autour du langage, elle est intuitive pour moi. Ce qu’il faut comprendre en tout premier lieu, c’est que l’environnement, ce que l’œil du locuteur perçoit, est le plus important. On ne s’embarrasse pas des pronoms, adverbes et autres : on va à l’essentiel. En ce sens, la langue anglaise est plus proche de la représentation mentale d’une personne sourde. Dans la langue française, il y a énormément de préfixes, d’articles, de conjonctions de subordination, de coordination, qui n’apportent aucune plus-value à la compréhension en LSF. Ce qui n’empêche que tout est traduisible en langue des signes, parce qu’elle a une syntaxe et un champ lexical aussi riches que la langue française. 

La langue des signes est davantage une « langue en 3D ». La configuration des signes se fait devant soi et notre corps permet de ponctuer le temps. Les mains s’agitent à droite, à gauche, en haut, en bas, vers soi, derrière soi.

CHEMINEZ : D’un point de vue plus fonctionnel, qu’est-ce qui compose un signe ? 

VALÉRIE : Il y a cinq paramètres à prendre en compte : la position, l’orientation et le mouvement de la main, l’expression du visage et la posture corporelle.

CHRISTIANE : Si vous voulez en savoir plus sur comment fonctionne la langue des signes, je vous recommande les travaux du linguiste Paul Jouison qui a eu une importance notable dans l’évolution de la langue des signes. Malheureusement, il est décédé. Nous avons eu de la chance de travailler avec lui et de bien le connaître.

CHEMINEZ : Est-ce qu’un sourd sait lire l’alphabet latin, et quelles sont les difficultés qui pourraient gêner cette lecture ? 

CHRISTIANE : Beaucoup ont de grandes difficultés à lire et à comprendre. Le français écrit est déjà difficile, mais en plus, comme ils n’entendent pas les sons, ils vont éprouver de grandes difficultés à apprendre l’alphabet et les sons associés aux différentes lettres. B+A = BA, ça peut paraître anodin pour quelqu’un qui entend le son /b/ et le son /a/, mais pour un sourd ce n’est pas évident. 

VALÉRIE : Il y a un fort pourcentage d’illettrisme dans la communauté sourde. Fort heureusement, l’éducation à l’école et les techniques d’apprentissage à destination des enfants sourds ont beaucoup évolué. Une méthode a été créée, et est beaucoup utilisée aujourd’hui par les enfants sourds sans troubles associés : le L.P.C., c’est-à-dire le Langage Parlé Complété. On l’utilise pour les homophones, parce qu’en LSF, les mots « mère », « mer » et « maire » ont chacun un signe différent. Le LPC est donc un code manuel qu’on utilise en complément de la lecture labiale. Elle aide aussi bien à la compréhension orale qu’à la compréhension écrite du français. Grâce à cette méthode, des sourds sont devenus de très bons lecteurs.

CHRISTIANE : Favorisant l’accès à l’écriture et à la lecture, le LPC permet à de plus en plus de jeunes sourds de faire des études universitaires.

CHEMINEZ : Puisqu’on parlait tout à l’heure de l’expression du visage, on ne peut pas ne pas revenir sur la pandémie de Covid-19, et penser aux dialogues qui ont dû être particulièrement difficiles. Est-ce que vous avez des anecdotes pour nous dire quels retours vous avez eus ? 

VALÉRIE : Cette période a été traumatique pour les personnes sourdes. Comprenez : le visage, hormis les yeux, n’était plus un outil de lecture. Vous imaginez tout ce qu’on peut lire sur un visage ? L’arrivée des masques inclusifs n’a pas facilité la communication, et pour cause : il y avait toujours de la buée ; il valait donc mieux avoir un masque classique.

CHEMINEZ : Donc de cinq paramètres du signe, on est tombé à quatre.

VALÉRIE : Ça a été une période très compliquée, qui a nécessité qu’ils réadaptent leur façon de converser et de communiquer, en étant attentif à lever les sourcils et les yeux davantage, en fixant la personne de manière plus marquée, ou en rajoutant des signes un peu plus importants. Mais je ne parle que des conversations entre personnes sourdes. 

La communication dans les environnements non-signant était encore plus traumatisante : non seulement les sourds n’avaient pas accès à l’ensemble des informations, mais en plus de nombreux entendants refusaient de baisser leurs masques, sans prendre en compte le fait qu’elles étaient de facto incompréhensibles. Ils refusaient tout contact et tout échange, ce qui venait encore plus stigmatiser les sourds. 

CHRISTIANE : Un jour, j’ai accompagné une personne, qui avait un rendez-vous avec un chirurgien. Tout le monde portait le masque. Quand le chirurgien lui posait des questions, elle avait honte d’avouer qu’elle ne comprenait pas à cause du masque, et disait oui même quand il fallait dire non. Fort heureusement, le médecin s’est rendu compte de ce qu’il se passait et nous avons tous enlevé nos masques, en respectant les distances sanitaires. 

VALÉRIE : Elle a eu beaucoup de chance, parce que beaucoup de sourds ont subi de l’agressivité. Certains sourds, pour qui la lecture labiale était indispensable, ont demandé s’ils pouvaient reculer de plusieurs pas pour que leurs interlocuteurs enlèvent leurs masques, et ils ont eu droit à des refus catégoriques, parfois violents. Les sourds les voyaient s’agiter mais ne comprenaient pas ce qu’ils voulaient dire, puisqu’ils avaient leurs masques et cachaient leurs expressions faciales. 

CHEMINEZ : C’est ce qu’ont vécu aussi les migrants qui avaient besoin du visage pour compléter la compréhension, et qui ont vécu des situations traumatiques jusque dans l’apprentissage. 

Nous avons abordé la langue des signes d’un point de vue linguistique, et nous souhaiterions traiter de la culture sourde. En France, notre langue est fixée par l’Académie Française et c’est à elle que revient la mission d’établir quel mot entre officiellement dans le vocabulaire français. Qui préside à la création des nouveaux mots en LSF ? 

VALÉRIE : La Fédération Nationale des Sourds est une grosse association qui représente l’ensemble des associations qui y adhèrent. C’est un partenaire privilégié avec les différents ministères. Ils mettent aussi en place des commissions qui travaillent sur la création de mots nouveaux. Il y a également une sorte de « comité des sages », qui se penche sur l’évolution de notre société et sur les problématiques qui en résultent. Ces dernières années, de nombreux mots que personne ne connaissait sont entrés dans notre vocabulaire : Facebook, Twitter, YouTube, Google. Il a fallu donc créer de nouveaux signes pour les désigner et les faire connaître auprès des instances nationales. Parfois, ces nouveaux mots émanent des communautés sourdes régionales et il est nécessaire de les faire connaître à l’échelle nationale. Les linguistes jouent un rôle aussi dans la création des nouveaux signes : ils réfléchissent ensemble sur comment apporter un éclairage supplémentaire en utilisant tel ou tel signe. Ce travail est indispensable pour les interprètes qui interviennent au quotidien et qui ont besoin d’avoir tout le vocabulaire afin d’aider les personnes qu’ils accompagnent. 

CHEMINEZ : Pour un entendant qui désire découvrir ce que c’est que d’être sourd, il y a une autobiographie très connue, qui s’intitule Le Cri de la Mouette, d’Emmanuelle Laborit. Dans le chapitre 7, cette actrice écrit : « On m’a appris à dire mon nom à l’école. Emmanuelle. Mais Emmanuelle est un peu une personne extérieure à moi. Ou un double. Pour ceux qui sont nés avec un prénom dans la tête, un prénom que maman et papa ont répété, qui ont l’habitude de tourner la tête à l’appel de leur prénom, c’est peut-être difficile de me comprendre. Leur identité est donnée à la naissance. Mais Emmanuelle-sourde, elle ne savait pas qu’elle était sourde, qu’elle était moi. Elle l’a découvert avec le langage des signes. » Valérie, Christiane, vous nous avez expliqué en off qu’il y avait le prénom, mais surtout le signe. Est-ce que vous pourriez nous en parler pour nos lecteurs qui ne connaissent pas cet aspect de la culture sourde ? 

VALÉRIE : Je comprends tout à fait ce que veut dire Emmanuelle. N’oublions pas que sa langue naturelle, c’est la langue des signes. Quand elle interagit avec des sourds au quotidien, c’est avec le signe que les autres sourds lui ont attribué. Quand elle découvre son prénom civil, c’est normal qu’il lui paraisse en-dehors d’elle-même. 

CHRISTIANE : Donner un signe pour nommer ceux qui nous entourent, c’est un automatisme. C’est quelque chose que les enfants dont je me suis occupé faisaient le plus naturellement du monde, à partir d’un trait physique ou caractériel. Imaginons quelqu’un qui a une petite fossette : le signe pour le désigner sera sans doute celui pour « petite fossette ». De même, pour quelqu’un qui aurait un grain de beauté, son signe serait « grain de beauté ». Moi, par exemple, j’avais des lunettes ; c’est ce détail qui a inspiré mon signe. 

CHEMINEZ : Quel est votre signe, Valérie ? 

VALÉRIE : C’est le poing fermé et qui bouge, qui rappelle le mouvement vers l’avant que je fais souvent avec ma tête, à la manière d’un balancier. 

CHEMINEZ : Un signe peut être amené à changer, ou au contraire on identifie des choses qui sont immuables ? 

VALÉRIE : Même quand on identifie des traits qui ne sont pas immuables, le signe ne change pas. Imaginons une personne mince. Son signe signifie « mince ». Si cette même personne devient ronde, son signe restera identique : « mince ». De la même façon, quelqu’un que l’on aurait nommé selon le collier qu’elle porte, même si elle arrête de le porter un jour, son signe restera « collier ». On la connait sous ce nom-là. C’est son identité. 

CHEMINEZ : Comment appelle-t-on un enfant sourd né de parent sourd, ou un enfant CODA, avant que l’on ait identifié un signe immuable qui deviendra son signe ? est-ce qu’on utilise la dactylologie de son nom d’État Civil ? 

VALÉRIE : Ça dépend des familles. Certains parents sourds attribuent très rapidement un signe à leur enfant parce qu’il est têtu, qu’il a un caractère très affirmé, ou qu’il a une façon de se comporter qui le rend tout de suite identifiable. D’autres familles agissent différemment. Par exemple, mes parents, qui sont sourds, nous appelaient avec la première lettre de nos prénoms. Je m’appelle Valérie, donc c’était « V ». Ma sœur Caroline, c’était « C ». En grandissant, nous nous sommes affirmées et la communauté sourde nous a ensuite donné un signe. 

C’est souvent la communauté sourde qui attribue le signe. C’est un trait culturel qui désarçonne les professionnels : quand ils arrivent sur notre structure, les enfants commencent par les appeler par leurs prénoms, ce qui est un peu pénible pour eux ; très vite, ils vont donc leur trouver un signe ; les professionnels sont souvent mécontents du signe qui leur a été attribué, parce qu’il vient souligner un trait physique ou caractériel qu’ils n’assument pas nécessairement. Mais le signe reste. 

CHRISTIANE : Personnellement, je dois bien avouer que mon signe a changé. Mon premier signe faisait référence au fait que je souriais tout le temps. Le second fait référence à mes lunettes. 

VALÉRIE : Et en fonction des générations, on t’appelle soit en faisant le signe du sourire soit en faisant le signe des lunettes.  

CHEMINEZ : Valérie, comment vos parents vous ont-ils choisi votre prénom, à l’État Civil ? 

VALÉRIE : Je ne leur ai jamais posé la question. C’est assez étrange, parce que les personnes sourdes rencontrent des difficultés avec la prononciation du R. Et on a presque tous un R dans notre prénom. Je suppose qu’ils ont fait en fonction des prénoms qui étaient à la mode. Dans les années 1970, nous étions beaucoup à nous appeler Valérie. C’est une question de mode sans doute. 

CHEMINEZ : Vos parents utilisent toujours le V pour vous appeler ? 

VALÉRIE : Non, maintenant ils utilisent mon signe. Depuis longtemps d’ailleurs.

CHEMINEZ : En préparant cette interview, nous nous sommes intéressés à la culture sourde, et nous avons trouvé deux anthologies de poésie sourde : Histoire de la Littérature sourde : les poètes et Les mains fertiles, qui est un livre-DVD. En tant qu’entendants, nous avons l’image d’une poésie qui est basée sur le son, avec des rimes, des assonances, des allitérations. Comment fait-on de la poésie sourde ? Est-ce la beauté du signe dans l’espace qui compte ? Est-ce que cela se joue plus au niveau des expressions du visage, avec une poésie qui tirerait plus vers la représentation théâtrale ? 

VALÉRIE : La poésie découle pour partie dans le mouvement. Le mouvement des mains épouse le rythme que l’on souhaite donner au poème. Il peut être rapide, agité, ou au contraire lent et doux. Les mains dansent, vraiment. Il y a aussi le déplacement du corps dans l’espace. La langue des signes est très imagée, et elle est aussi très ponctuée dans le temps et dans l’espace. Il y a des aspects aussi qui ne parleront pas aux entendants. 

Certaines compagnies, composées de musiciens entendants et de conteurs sourds, racontent des histoires avec beaucoup d’expression. C’est très ludique, très enjoué et on a l’impression d’être dans un vieux Tex Avery. C’est comme au cinéma : un comédien joue un cow-boy et on imagine très bien le cheval au galop, le vent qui vient fouetter le visage et qui manque de faire s’envoler le chapeau. C’est presque du cinéma. C’est très accessible et les enfants s’y amusent beaucoup ! 

CHRISTIANE : C’est grâce à Emmanuelle Laborit, tout ça. Elle a ouvert la porte. Tous les artistes et toutes les compagnies lui doivent beaucoup. 

VALÉRIE : Emmanuelle Laborit dirige IVT, une association de théâtre parisienne. IVT a vraiment œuvré pour promouvoir les œuvres en langue des signes et les rendre accessibles à tous, à condition bien sûr d’être curieux et d’accepter d’observer une nouvelle langue en assistant à des pièces théâtres qui sont d’ailleurs parfois traduites par un interprète. Même quand elles ne sont pas traduites, les interactions entre les différents comédiens et l’immersion sont telles qu’il est tout à fait possible de suivre l’histoire. 

CHEMINEZ : Il y a également le Visual Vernacular, dont le créateur, Bernard Bragg, a été inspiré en voyant des enfants jouer aux cow-boys et aux indiens. Il a confié qu’il avait eu l’impression de voir un film et que ces petits enfants avaient un regard de réalisateur, avec une vision particulière du corps et de l’espace. 

VALÉRIE : Une personne qui a exercé aussi une influence majeure, c’est Guy Boucheveau. Il est décédé il y a maintenant quelques années, mais il a essayé de rendre accessible la langue des signes sans faire peur aux entendants, en introduisant la notion du jeu. Il a montré par ce médium qu’il était possible de communiquer. 

CHEMINEZ : Nous avons vu qu’il n’y a pas d’œuvre poétique sourde à la Bibliothèque Nationale de France, et certains sourds demandent qu’elle soit représentée. Comprenez-vous cette revendication ? 

VALÉRIE : Oui, je comprends. Déjà parce qu’il est nécessaire de laisser des traces de qui se fait. Ensuite, parce que la langue des signes a été interdite pendant si longtemps qu’il y a aujourd’hui un besoin de la mettre dans la lumière et de la rendre accessible. C’est tout à fait légitime. Notons cependant que la Bibliothèque de Bordeaux fait un formidable travail. Cela est lié à l’Histoire particulière entre Bordeaux et la Langue des Signes. Aujourd’hui encore, la mairie est très engagée dans ce domaine. 

CHEMINEZ : Sur quels ressorts se base l’humour sourd ?

VALÉRIE : L’humour sourd repose beaucoup sur l’aspect visuel. Ce sont souvent des mises en scène. Un événement est mimé dans le moindre détail. Par exemple, le pneu d’une voiture crève. Et on vous raconte la manière dont il a crevé, les raisons pour lesquelles cet événement s’est déroulé, la tête que le conducteur faisait quand son pneu a crevé. On rigole tous, d’autant plus que le rire est communicatif ! 

CHEMINEZ : Christiane, arrivez-vous à le comprendre ? 

CHRISTIANE : Pas du tout ! C’est vraiment très particulier. L’humour français repose beaucoup sur les jeux de mots et les sous-entendus, qui nous font rire et peuvent être compris par nous tous. Les sourds n’ont pas de jeux de mots. C’est vraiment un humour très terre-à-terre et qui parfois peut paraître vulgaire. Je me souviens d’un sourd, quand je suivais des cours de langue des signes, qui tenait absolument à nous raconter des blagues à la fin du cours. Malheureusement, personne ne riait parce que personne ne comprenait son humour. Il était très déçu. Il pensait se divertir un peu en nous faisant rire, mais ça ne marchait pas du tout.  

VALÉRIE : L’inverse marche aussi. Les sourds ne sont pas sensibles à l’humour des entendants. 

CHRISTIANE : C’est pour ça qu’on ne leur racontait pas de blagues ; on savait qu’ils ne les auraient pas comprises.

Valérie (à gauche) et Christiane (à droite), également en couverture de cet article

CHEMINEZ : L’humour est de toute façon lié à une communauté. On a eu le témoignage d’une femme originaire d’Afrique et qui nous disait : « Je ne sais pas parler français ». On l’assurait du contraire, elle nous a dit : « Non mais j’ai besoin de rire, je suis une personne très drôle, mais je n’arrive pas à faire rire. » Elle n’arrivait pas à percevoir l’humour français, et c’est un trait de sa personnalité qu’elle souffrait de ne pas pouvoir exploiter. 

VALÉRIE : Je comprends tout à fait. C’est exactement la même chose avec les sourds. Ce sont des personnes qui s’amusent et qui rient beaucoup. C’est différent pour les entendants français : la langue, la culture et l’éducation françaises font que nous ne sommes pas très démonstratifs et un peu coincés dans nos corps, contrairement aux personnes sourdes et aux africains. 

Personnellement, à chaque fois que mon mari et moi sommes à un dîner et qu’on me demande de lui traduire une blague d’entendant, j’explique que ce n’est pas la peine de traduire. Et effectivement, quand sous l’insistance je la traduis, mon mari ne la comprend pas. 

CHEMINEZ : Valérie, vous comprenez l’humour sourd ? 

VALÉRIE : Ah oui, je ris même plus facilement de l’humour sourd que de l’humour entendant. 

CHEMINEZ : Est-ce qu’il y a des blagues de sourds sur les entendants ? 

VALÉRIE : Ah oui, il y en a. (rires) 

CHEMINEZ : Pourriez-vous expliquer, pour nos lecteurs, la définition du mot « pi-sourd » ? 

VALÉRIE : « Pi-sourd » est un mot qui renvoie à la singularité de la culture sourde. Sont « pi-sourd » les choses que ne comprennent que les personnes appartenant à cette culture. Par exemple, quand on dit « Il va arriver bientôt », un sourd aura une expression « pi-sourd », typiquement sourde : « Va va va ». Autre expression pi-sourd : pour dire « Pourquoi faire ? », on dit « pour pour ». 

CHEMINEZ : En vous écoutant, il nous semble qu’il existe des ressemblances entre la langue des signes française et la langue chinoise. Quelques exemples pour expliquer notre propos : dans l’écriture chinoise il y a, entre autres, les idéogrammes, qui grossièrement renvoient à une idée ou un concept, et les idéophonogrammes, qui reposent plus sur la dactylographie. Vous évoquiez à l’instant le « va va va », ce qui nous a rappelé le kanji « arbre » ; si on le multiplie par deux en chinois ou par trois en japonais, ce même kanji signifie « forêt ». On peut aussi évoquer la beauté du geste en langue des signes, qui n’est pas sans rappeler la beauté de la calligraphie chinoise ; ou encore le fait qu’en chinois, l’intonation peut changer la signification d’un mot, de la même manière que l’orientation change, on l’imagine, le sens d’un signe. 

VALÉRIE : Oui, mon fils, qui fait du chinois, m’en a parlé. Il m’a dit qu’il y a de nombreuses similitudes entre les deux langues. 

CHEMINEZ : Quand on traduit en général une langue écrite, de l’anglais au français, on perd toujours du sens originel et de la culture de la langue traduite. Est-ce que, quand on traduit en français de la langue signée, on perd de cette culture sourde ? Est-ce qu’on perd du sens ?

VALÉRIE : Oui, on perd un peu de la culture sourde. Ça n’a pas de sens de passer à l’écrit. Donc automatiquement la culture sourde disparaît, on ne la perçoit pas. 

CHEMINEZ : Et si on passe de la langue écrite à la langue signée ?

VALÉRIE : Tout discours français peut être traduit en langue des signes. Cela étant, les deux langues ont tellement de différences que parfois les personnes qui ne signent pas sont interloquées quand ils assistent à une traduction, et se demandent si on a vraiment tout traduit. 

Par exemple, lorsqu’Emmanuel Macron fait un discours devant la nation française, son discours est traduit en langue des signes. Parfois, l’interprète, tout en traduisant exactement ce que dit Emmanuel Macron, a terminé de traduire en langue des signes alors que lui est toujours en train de parler. L’inverse s’observe aussi : la personne a fini son discours, mais l’interprète continue de signer parce qu’il a encore des éléments à rajouter qui viendront apporter du sens au discours. Parfois on me dit : « Mais tu n’as pas traduit tout ce que j’ai dit ! » Si, mais j’ai eu besoin de moins de temps que vous pour l’exprimer. 

CHEMINEZ : On a entendu qu’il existait un « accent entendant ». Pouvez-vous nous en parler ? 

VALÉRIE : C’est drôle parce que, la première fois qu’on me rencontre, tous les sourds pensent d’abord que je suis sourde aussi. C’est normal. Cela vient du fait qu’étant une personne CODA, je pense comme une sourde. Une personne entendante, quand elle signe, réfléchit comme une personne entendante ; elle réfléchit à sa syntaxe, à comment dire les choses. Même une personne qui a appris durant de longues années la langue des signes ne peut pas se séparer de sa propre culture, et donc de certains réflexes. 

CHEMINEZ : Est-ce que vous Christiane on perçoit votre accent entendant ? 

CHRISTIANE : Tout à fait. (rires) Même après toutes ces années. D’autant plus que j’ai été formée par l’oralisation. J’ai continué à beaucoup oraliser. Pour me faire comprendre j’ai été obligée de l’utiliser. Alors que Valérie sa première langue c’est la langue des signes.

CHEMINEZ : On voulait terminer avec deux questions qui donnent un petit peu plus d’espoir après avoir parlé de traumatismes encore sensibles aujourd’hui. En 1993, Emmanuelle Laborit devient la première femme sourde à gagner un Molière grâce à la pièce de théâtre Les Enfants du Silence, qui est une adaptation de théâtre américaine de Mark Medoff adaptée au cinéma par Randa Haines. En 2014, sort le film La Famille Bélier d’Éric Lartigau, qui sera adapté par Hollywood en 2021 sous le titre CODA et qui remportera trois Oscars, dont celui du meilleur acteur. Ça nous a beaucoup amusés parce qu’on a d’abord une œuvre américaine qui influence une œuvre française récompensée dans les années 1990, et dans les années 2010 on a une œuvre française qui influence une œuvre américaine qui sera à son tour récompensée. Est-ce que c’est le signe d’une amélioration de l’inclusion des sourds d’une part, et d’une meilleure compréhension de la langue des signes et de la culture sourde d’autre part ? 

VALÉRIE : Je ne dirais pas forcément que c’est une amélioration. Quand Emmanuelle Laborit a eu son Molière, il y a eu beaucoup d’espoir au sein de la communauté sourde. On se disait : « Enfin ! Ce n’est pas trop tôt ! La langue des signes est mise en lumière ! » Les sourds sortaient de ces années noires, et on se disait que les choses iraient de mieux en mieux et que la société deviendrait plus égalitaire. En fait, les choses ne se sont pas faites aussi naturellement que ce qu’on imaginait… 

Ce n’est pas la première fois que la communauté sourde a l’espoir d’une ouverture. À la sortie du film Jean de Florette de Claude Berri en 1986, nous étions émus de voir Chantal Liennel, qui est une très grande comédienne sourde, dans le film. Là aussi on s’était dit que ça ouvrirait des portes. Ce n’est pas pour autant que ça s’est démocratisé.

Il y a encore beaucoup de choses qui ne sont pas accessibles aux personnes sourdes. Si l’apparition des tablettes est une belle promesse, les personnes sourdes aimeraient accéder plus facilement au théâtre, dans des représentations culturelles. Bien sûr, aujourd’hui, il y a le chant-signe, ou encore des rappeurs. Mais on voudrait plus. 

La Famille Bélier, par exemple, est presque un cas d’école, tellement il symbolise ce qui ne va pas avec la représentation des sourds dans les arts en France. Le film a été très controversé, parce que les comédiens étaient entendants. Là encore, certains semblent avoir estimé que les personnes sourdes n’étaient pas capables de jouer. 

Alors que les récompenses du remake americain, CODA, ont eu beaucoup plus de sens pour la communauté sourde. Pourquoi ? Parce que le casting était composé d’acteurs sourds. L’acteur Troy Kostur, qui a remporté l’Oscar, est sourd. L’actrice qui joue sa femme, Marlee Matlin, est sourde. La seule actrice entendante, c’est celle qui interprète leur fille, et c’est normal puisqu’elle joue une personne CODA. Dans le film français, ce n’est pas le cas. Ils sont presque tous entendants. Le seul sourd, c’est le frère de Louanne.

CHEMINEZ : Pour le coup, ils avaient l’accent entendant… Ça nous fait penser aux amérindiens. On avait rencontré un auteur amérindien qui nous a expliqué que les amérindiens ne se reconnaissaient pas du tout dans Danse avec les loups et que l’aspect folklorique les dégoutait de cette représentation d’eux-mêmes.

VALÉRIE : Oui, tout à fait. Pourtant, ça partait d’un bon sentiment. L’histoire était sympa. Mais encore une fois, les entendants veulent toujours jouer nos rôles. C’est la même chose avec l’enseignement en langue des signes. Sur les réseaux sociaux, il y a beaucoup de personnes qui promettent aux gens d’enseigner (mal et en quelques heures) quelques signes. Ce qui ne plait pas du tout aux sourds qui se disent : « Laissez-nous notre langue, on est aussi capable de l’enseigner. On n’a pas besoin que des gens le fassent à notre place. » (NDLR : Rappelons que pour devenir interprète en Langue des Signes Française, il faut sept ans d’études, dont deux ans en interprétariat.)

CHEMINEZ : À la suite du succès de la pièce avec Emmanuelle Laborit, est-ce que plus de sourds ont voulu être acteurs ? Des écoles sont-elles nées ? 

VALÉRIE : Emmanuelle Laborit a très certainement ouvert une porte. Il n’empêche que les sourds n’ont pas accès aux grands cours de théâtre comme le cours Florent. Je crois que ça commence un petit peu. Heureusement qu’il y a IVT qui était au départ un regroupement de personnes passionnées. Sans IVT beaucoup de vocations n’auraient pas eu lieu. C’est un espace extrêmement libre.

IVT a vraiment apporté un plus dans la communauté sourde, et a permis d’ouvrir aux entendants. Les sourds disaient : « Venez nous voir, venez voir ce qu’on peut vous présenter !», avec des pièces parfois dramatiques, parfois humoristiques ou très engagées.

CHRISTIANE : À Gradignan [ville près de Bordeaux, NDLR], il y a une troupe qui s’est montée. Une troupe avec des personnes sourdes et des entendants. Ils font des pièces, mais ne font pas suffisamment de publicité. Je trouve que c’est un peu fermé. C’est dommage. 

CHEMINEZ : Ça nous a étonnés de voir qu’Emmanuelle Laborit n’avait pas joué dans tant de films que ça après son Molière. Surtout dans des documentaires. Comme si on s’était satisfait d’un symbole. 

VALÉRIE : Oui, c’est souvent comme ça avec les minorités. Elle a fait beaucoup de pièces de théâtre. 

CHEMINEZ : Peut-être que ce qui empêche une plus grande accessibilité des sourds dans le monde du cinéma, c’est le système de financement du cinéma français, qui repose beaucoup sur l’argent de TF1, France Télévisions, Canal+ et du groupe M6. Les films français sont souvent financés et pensés pour être à destination de la télévision, et donc peut-être à destination des entendants. 

VALÉRIE : Ça me fait penser que l’émission télévisée L’œil et la main qui est une des premières émissions télévisées accessibles en langue des signes, portée par des sourds et qui traitent de sujets de société concernant les personnes sourdes, est profondément menacée. Ils se sont tous regroupés en juin 2023 au tribunal de commerce parce que France 5 veut se débarrasser de cette émission. 

CHEMINEZ : Le ministère de la culture n’a pas réagi ? 

VALÉRIE : Non. Il y a eu un mouvement de grève pour médiatiser l’affaire et pour éviter que l’expérience disparaisse. Elle va bientôt avoir trente ans cette émission. 

CHEMINEZ : On espérait donner plus d’espoir, c’est un peu raté. On réessaie : on a entendu parler du chant-signe. Pourriez-vous en parler pour nos lecteurs qui ne connaissent pas cette discipline ? 

VALÉRIE : Tous les ans, les 23 et 24 septembre, il y a des festivités à Bordeaux et dans toute la France. C’est la journée internationale de la langue des signes. On invite des gens qui viennent signer : il y a des créations en langue des signes, parfois de la traduction de chansons que nous connaissons et qui sont rendues accessibles aux personnes sourdes. 

CHRISTIANE : Yves Duteil est venu au théâtre Fémina. Il y avait un interprète. 

VALÉRIE : Le chant-signe vient apporter une dimension d’interprétation et de ressenti. Je vous conseille la chanson La Grenade de Laura Luciani. Elle est chantée en langue des signes par des femmes sourdes. 

CHEMINEZ : Et qu’avez-vous pensé de la chanson Savoir aimer de Florent Pagny ? 

VALÉRIE : Florent Pagny a bien signé la chanson. Ce qui lui a été reproché c’est d’oublier l’aspect du visage. Là on ne respecte pas la langue des signes. Ça a été mal vécu. Ça faisait caricatural, vide de sens. En revanche c’est parfaitement traduit, c’est pointu, c’est fin. Mais il manque l’expression du visage. 

CHEMINEZ : Merci à vous d’avoir répondu pris le temps de répondre à toutes nos questions.

VALÉRIE et CHRISTIANE : Merci à vous.

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Si vous désirez approfondir le sujet, nous vous renvoyons vers notre chronique sur la bande-dessinée Annie Sullivan & Helen Keller de Joseph Lambert, qui raconte l’histoire vraie et extraordinaire d’une jeune femme qui a appris la communication à une enfant sourde, muette et aveugle.

3 réponses à « Langue des Signes : les sourds ne veulent plus être réduits au silence (INTERVIEW) »

  1. Bonjour,

    Super interview! Je serai pour un apprentissage de la langue des signes dès le plus jeune âge. Bon courage à ces dames qui font un travail remarquable.

    Merci et continuez ainsi.

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    1. Avatar de Lamia DIAB EL HARAKE
      Lamia DIAB EL HARAKE

      Bonjour Marius,

      Merci pour votre commentaire.

      Maintenant que nous avons clairement vu que la langue des signes est une langue à part entière, pourquoi ne pas l’enseigner comme l’anglais, l’espagnol ou l’allemand ?

      Nous espérons que cette interview fera prendre conscience de l’existence d’une langue ET d’une culture sourdes malheureusement trop méconnues à ce jour !

      On espère continuer à vous compter parmi nos lecteurs.

      Bonne journée à vous

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  2. Vraiment adoré cette interview, bravo, continuez de cheminer comme ça 🙂

    Aimé par 1 personne

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