Après des siècles d’humiliations et de spoliations, quels mots peuvent remplacer tant de silence forcé, ou résigné ? C’est le défi de tout un peuple, les natifs américains, qui s’exprime avec une arme qui a remplacé les flèches et les fusils des guerres Indiennes : la littérature. Dans ce dossier, Cheminez vous invite à écouter les sages enseignements des chants sacrés Lakotas et la révolte d’une jeunesse à la recherche de son identité avec cette sélection de huit œuvres à découvrir ou à relire.
#1 Enterre mon cœur à Wounded Knee – Dee Brown (1971)

Le 29 décembre 1890, aux abords du fleuve Wounded Knee Creek dans le Dakota du Sud, l’armée américaine tue brutalement entre 150 et 300 Lakotas Miniconjous, dont plusieurs dizaines de femmes et d’enfants. Connue sous le nom de Massacre de Wounded Knee, cette tuerie a mis fin à quatre siècles de guerres indiennes. Resté gravé dans la mémoire des natifs-américains, le Massacre de Wounded Knee est souvent cité parmi les pires atrocités de l’Histoire américaine.
En 1971, l’historien et spécialiste du western Dee Brown publie un livre historique coup de poing, Enterre mon cœur à Wounded Knee. Dans cet ouvrage très documenté, se basant sur des témoignages d’amérindiens et de soldats américains, ainsi que sur des rapports, Dee Brown va à l’encontre de l’explication avancée par le gouvernement américain, qui a nié sa responsabilité dans le massacre et a récompensé de « médailles d’honneur » une vingtaine de soldats ayant participé à la tuerie – une récompense aujourd’hui encore critiquée par les natifs-américains, qui parlent des « médailles du déshonneur ».
On ne dira jamais suffisamment combien la lecture d’Enterre mon cœur à Wounded Knee est indispensable pour comprendre la Conquête de l’Ouest et la fin des guerres indiennes. Le livre a eu un écho extrêmement important : en 1973, soit deux après la parution de l’ouvrage, des Sioux oglalas lakotas armés et des militants de l’AIM (pour American Indian Movement) occupent le site historique du massacre de Wounded Knee .
En 1993, la chanteuse folk engagée Buffy Sainte-Marie, qui appartient à la nation Cree, provoque la colère du président américain Richard Nixon qui la met sur liste noire en écrivant et chantant la chanson Bury my heart at Wounded Knee, évoquant l’occupation de 1973 et reprenant le titre du livre de Dee Brown. Enfin, HBO, mythique chaîne cablée du groupe Warner, produit et diffuse en 2007 un téléfilm intitulé Bury my heart at Wounded Knee, adaptant ce livre historique dont la pertinence n’a jamais été contredite.
#2 Pieds nus sur la Terre sacrée – T.C. McLuhan, Edward S. Curtis (1974)

Paru en 1974, Pieds nus sur la Terre Sacrée est un recueil de paroles collectées par T.C. McLuhan, accompagnées des superbes photos d’Edward S. Curtis, qui a passé sa vie à photographier les natifs américains. Sorti en plein âge hippie, on peut comprendre le retentissement qu’a eu cet ouvrage invitant à respecter la Terre Nourricière et révélant les ravages causés par l’impérialisme américain et le capitalisme occidental.
« L’homme blanc, dans son indifférence pour la signification de la nature, a profané la face de notre Mère la Terre. L’avance technologique de l’homme blanc s’est révélée comme une conséquence de son manque d’intérêt pour la voie spirituelle, et pour la signification de tout ce qui vit. »
Ou encore :
« Enfant, je savais donner. J’ai perdu cette grâce en devenant civilisé. Je menais une existence naturelle, alors qu’aujourd’hui je vis de l’artificiel. »
Mais on aurait tort de voir dans cet ouvrage uniquement un livre écolo-hippie ; Pieds nus sur la Terre Sacrée est davantage un livre ethno-socologique, révélant à la fois la sagesse des anciens et la colère sourde d’un peuple en deuil de la terre de ses ancêtres et de ses traditions menacées.
« Vous avez remarqué que toute chose faite par un indien est dans un cercle. Nos tipis étaient ronds comme des nids d’oiseaux et toujours disposés en cercle. Il en est ainsi parce que le pouvoir de l’Univers agit selon des cercles et que toute chose tend à être ronde. Dans l’ancien temps, lorsque nous étions un peuple fort et heureux, tout notre pouvoir venait du cercle sacré de la nation, et tant qu’il ne fut pas brisé. »
L’ouvrage nous donne accès également à certains trésors de littérature orale, comme le chant qui suit :
La grande mer / A rompu mes amarres / Elle m’emporte / Comme la semence dans la grande rivière / La terre et les tempêtes / Me transportent / M’ont entraînées au loin / M’animant d’une joie profonde.
#3 Cérémonie – Leslie Marmon Silko (1977)

Tout juste réédité chez Albin Michel, Cérémonie est considéré comme l’un des grands classiques de la littérature amérindienne. D’origine pueblos laguna, Leslie Marmon Silko est la fille d’un célèbre photographe. Elle a vécu près d’une réserve au Nouveau-Mexique. Après un recueil de poésies remarqué publié en 1974, elle se lance dans l’écriture de son premier roman, Cérémonie.
On y suit l’histoire de Tayo, qui revient en état de choc de la Seconde Guerre Mondiale après avoir été fait prisonnier par les Japonais. De retour auprès des siens, parmi les Pueblos laguna, Tayo s’interroge sur son identité, et se replonge dans les traditions et les croyances anciennes de son peuple pour chasser le désespoir.
Le roman a connu un tel retentissement que l’écrivain amérindien James Welch a dit à son sujet qu’il était « le livre de la reconquête de l’identité indienne ».
#4 Le chemin des âmes – Joseph Boyden (2006)

Comptant parmi les plus belles plumes de la littérature native-américaine contemporaine, Joseph Boyden est l’auteur de trois romans, dont Le Chemin des âmes, son premier ouvrage.
L’écrivain canadien d’origine cree y raconte l’amitié mise à rude épreuve de deux jeunes amérindiens, envoyés au front lors de la Première Guerre Mondiale. L’histoire de deux jeunes crees, Elijah, qui pense avoir réussi à se faire une place dans la société de l’Homme Blanc, et Xavier, qui continue de vivre à la marge.
Roman historique, psychologique et social, Le chemin des âmes est à la fois un roman trépidant et très précis sur l’horreur de la Grande Guerre, mais également le portrait d’une jeunesse autochtone américanisée à tout prix. Au service de son propos, Joseph Boyden utilise une écriture très poétique, comme en témoigne l’extrait qui suit :
« Un obus est tombé tout près. Il m’a lancé dans les airs et, soudain, j’étais oiseau. Quand je suis redescendu, je n’avais plus ma jambe gauche. J’ai toujours su que les hommes ne sont pas faits pour voler. »
Si la lecture de ce roman vous a plu, nous vous recommandons également le recueil de nouvelles Là-haut vers le nord, édité aux éditions Albin Michel.
#5 Contre-histoire des États-Unis – Roxanne Dunbar-Ortiz (2014)

Dans le sillage des Veines ouvertes de l’Amérique Latine du journaliste uruguayen Eduardo Galaeno (1981), qui racontait l’Histoire de l’Amérique du Sud du point de vue des vaincus, Contre-histoire des États-Unis raconte l’Histoire des USA vue des natifs-américains.
Après une préface signée Noam Chomsky, qui rappelle l’importance d’écrire des livres de contre-histoire, l’historienne d’ascendance cherokee contredit la thèse très en vogue aux États-Unis selon laquelle les amérindiens ont été exterminés par la variole et l’acier. S’il y a bel et bien eu une extermination, c’était une extermination volontaire, décidée par les colons.
De l’Amérique avant la venue des colons européens au Massacre de Wounded Knee, en passant par la Conquête de l’Ouest, la Destinée Manifeste, les spoliations, les humiliations, les traités signés et tout de suite rompus, Contre-histoire des États-Unis raconte la naissance de la plus grande puissance mondiale, qui s’est faite sur le sang et les larmes de tout un peuple.
Très documenté, cet ouvrage historique est une lecture indispensable pour comprendre comment et à quel prix les États-Unis d’Amérique se sont formés au fil des siècles. À la fois objet scientifique, livre de littérature et pamphlet politique, Contre-histoire des États-Unis est édité aux éditions Wildproject.
#6 Ici n’est plus ici – Tommy Orange (2018)

En 2019, le magazine français America fait la promotion d’un tout jeune auteur cheyenne qui vient de publier un véritable brûlot aux éditions Albin Michel, sorti un an plus tôt aux États-Unis. Son nom : Tommy Orange. Son livre : Ici n’est plus ici.
Dès son titre, l’écrivain évoque un lieu qui n’est plus. Tommy Orange, pour qui la terre, la langue et l’identité sont inextricablement liées, fait dans sa préface le portrait d’une jeunesse autochtone « plus habitué[e] à la silhouette d’un gratte-ciel d’Oakland qu’à n’importe quelle chaîne de montagnes sacrées, aux sequoias des collines d’Oakland qu’à n’importe quelle forêt sauvage ».
Comment continuer à être amérindien dans un pays qui n’est plus la terre de ses ancêtres et en ne parlant plus la langue des chants sacrés ? Voilà le thème de ce roman-choral dans lequel douze autochtones, hommes, femmes, jeunes et vieux, se réunissent à l’occasion d’un pow-wow.
Roman sociologique, Ici n’est plus ici est un regard posé sur les difficultés économiques, sociales, philosophiques, identitaires d’un peuple humilié vivant dans la nostalgie de ce qui n’existe plus. Amérindien lui-même, Tommy Orange a confié à de nombreuses reprises qu’il ne se reconnaissait pas dans le portrait que le cinéma, classique comme moderne, fait des natifs-américains. Une prise de conscience qui a participé à l’écriture de ce livre indispensable.
#7 Betty – Tiffany McDaniel (2020)

Sorti en 2020, Betty est le second roman de Tiffany McDaniel, et sans aucun doute l’un des plus beaux romans américains de ces vingt dernières années. Lauréat de nombreux prix en France dès sa parution, dont le Prix America du meilleur roman étranger, il raconte l’histoire de la jeune Betty, petite fille métisse d’un père cherokee et d’une mère blanche, « née dans une baignoire vide à pied de griffon dans l’Arkansas », et que tout le monde appelle la Petite Indienne.
Betty, c’est un douloureux portrait de famille dysfonctionnelle, avec une mère en proie à ses démons et un père plein d’amour qui enchante l’univers de ses enfants, en leur racontant que « la foudre, c’est le Diable à la porte du paradis ». Au début du roman, Betty a une révélation :
« Non seulement Papa avait besoin que l’on croit à ses histoires, mais nous avions tout autant besoin d’y croire aussi. Croire aux étoiles pas encore mûres. Croire que les aigles sont capables de faire des choses extraordinaires. En fait, nous nous raccrochions comme des forcenées à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées. »
C’est aussi le portrait de l’Amérique des années 1960, de l’Amérique ségrégationniste, fondée sur l’extermination des amérindiens et la haine des afro-américains. Une Amérique rurale qui souhaiterait voir disparaître Betty et sa famille.
Enfin, c’est surtout un portrait de jeune fille apprenant à devenir une femme, et qui se réfugie dans l’écriture et la fiction pour mieux se protéger de la vérité glaciale et cruelle de la vie.
« Ce serait tellement plus facile si l’on pouvait entreposer toutes les laideurs de notre vie dans notre peau – une peau dont on pourrait ensuite se débarrasser comme le font les serpents. Alors il serait possible d’abandonner toutes ces horreurs desséchées par terre et poursuivre notre route, libéré d’elles. »
Roman d’une poésie folle, Betty est une lecture qui vous marquera à jamais.
#8 Un bon indien est un Indien mort – Stephen Graham Jones (2020)

On le sait depuis plusieurs décennies maintenant : la littérature d’horreur (au même titre que la Science-Fiction et la Fantasy) peut évoquer des problèmes sérieux et contemporains, en plus de divertir son lectorat. Ainsi, Shining de Stephen King n’est-il pas un livre sur l’alcoolisme ? Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper un brûlot sur les violences de la civilisation américaine qui n’épargne personne, et encore moins les femmes ? Zombie de George A. Romero un pamphlet sur la société de consommation ?
Membre iconique de ce que la critique nomme la Renaissance amérindienne, le romancier blackfeet pikunis Stephen Graham Jones utilise la littérature de genre pour traiter des problèmes des autochtones américains. Dans Un bon indien est un indien mort, l’écrivain raconte l’histoire de quatre jeunes amérindiens qui massacrent pour le plaisir neuf caribous dont une femelle en gestation lors d’une partie de chasse. Dix ans plus tard, les quatre jeunes amérindiens sont hantés par le fantôme du caribou femelle, qui les pourchassent via d’éprouvantes hallucinations.
Empruntant à la fois au genre du slasher et à l’œuvre de Stephen King, Stephen Graham Jones livre dans ce roman d’horreur psychologique une réflexion sur une jeunesse amérindienne condamnée par la perte de son identité. Considéré comme l’une des étoiles montantes des littératures de l’imaginaire, Stephen Graham Jones a fait parler de lui en 2016 avec Galeux, racontant l’histoire d’un jeune amérindien loup-garou s’interrogeant sur la pertinence des conseils de son grand-père pour s’intégrer dans une société qui le rejette.
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