Visiblement soucieux d’animer les débats lors des repas de Réveillon, l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo a une nouvelle fois suscité la polémique le 24 décembre 2025 en publiant un dessin représentant l’essayiste antiraciste Rokhaya Diallo grimée en Joséphine Baker, avec sa célèbre ceinture de bananes, devant un parterre de Blancs hilares.
La principale intéressée a immédiatement réagi sur le réseau social X, en condamnant un dessin « hideux », « dans le droit fil de l’imagerie coloniale », et en pointant du doigt un journal « incapable de confronter les idées d’une femme noire sans la réduire à un corps dansant, exotisé, supposément sauvage ».
En lieu et place d’excuses, Charlie Hebdo a publié un communiqué sur ses réseaux sociaux, accusant Rokhaya Diallo de « manipulation ». Après avoir recontextualisé le dessin — en précisant qu’il illustrait un article de son Hors-Série consacré aux « fossoyeurs de la laïcité » —, la rédaction affirme que le journal est « anti-raciste, féministe et universaliste […] qui combat l’essentialisation et l’assignation identitaire des personnes en fonction de leur couleur de peau ou de leur religion ».
La passe d’armes entre Rokhaya Diallo et Charlie Hebdo a évidemment suscité un vif débat sur les réseaux sociaux, où les soutiens se sont répartis entre les deux camps. Les partis de gauche ont majoritairement apporté leur appui à l’essayiste. De son côté, le journal, dirigé par Riss — qui est également l’auteur du dessin controversé —, a reçu des défenses de la part de figures proches du bloc national-laïciste.
On pourrait longuement analyser ce qui fait de cette caricature de Charlie Hebdo une « œuvre » essentiellement raciste, imprégnée de relents coloniaux. On pourrait aussi rappeler que le journal satirique n’en est pas à sa première controverse du genre : en 2013, il avait publié un dessin représentant Christiane Taubira en singe. On pourrait enfin s’indigner du communiqué de la rédaction, qui inverse l’accusation en reprochant à Rokhaya Diallo une forme d’essentialisation – alors que le dessin la réduit précisément à son identité de femme noire, plutôt qu’à celle d’intellectuelle française engagée dans le débat sur la laïcité, des deux côtés de l’Atlantique.

Il nous semble pourtant plus pertinent de s’arrêter sur un argument aussi surprenant que répété par les défenseurs de Charlie Hebdo : la caricature serait un hommage à Joséphine Baker pour révéler, par effet de contraste, tout ce qui la séparerait de Rokhaya Diallo. On convoque alors la figure d’une femme noire libre, audacieuse, résistante, et l’on explique que la fameuse ceinture de bananes relevait d’un geste conscient de subversion des préjugés raciaux. Mais cette manière de raconter l’histoire n’a qu’un objectif : faire disparaître le racisme de la caricature en s’abritant derrière la grandeur du combat antiraciste de Joséphine Baker, quitte à tordre son parcours pour mieux absoudre la caricature.
Un peu de contexte historique, donc ! À la sortie de la Première Guerre mondiale, le jazz débarque en France dans les bagages des soldats américains. Très vite, il envahit les dancings parisiens et bouscule les habitudes musicales. Cette musique née au sein de la communauté afro-américaine exerce une véritable fascination sur les intellectuels français : de Jean Cocteau à Blaise Cendrars, en passant par le poète surréaliste Robert Desnos, nombreux sont ceux qui s’enthousiasment pour cette culture noire américaine encore largement méconnue.

En plein cœur des Années folles, l’affichiste Paul Colin publie en 1927 Le Tumulte noir, un recueil de lithographies qui connaît un succès immédiat. Par ses couleurs éclatantes et ses formes pleines de mouvement, l’ouvrage restitue toute l’énergie de cette vague jazz et dansante qui secoue le Paris artistique, entre élan de modernité et regard parfois ambigu porté sur un « exotisme » fantasmé.
C’est pour répondre à cette demande croissante que le réalisateur André Daven, à l’époque directeur artistique du Théâtre des Champs-Élysées, monte un spectacle en 1925 constitué d’une troupe d’une douzaine de musiciens et presque autant de danseurs afro-américains. Le spectacle s’intitule Revue Nègre et sa vedette s’appelle Joséphine Baker.
Dans un article intitulé Seins nus, bananes et métissage : derrière Joséphine Baker, l’histoire d’une préférence coloniale, l’historienne Chloé Leprince écrit :
« Sitôt débarquée à Paris la troupe [de la Revue Nègre] laisse les commanditaires sur leur faim : leur prestation n’est « pas assez nègre ». Comprenez : où donc sont passés ces bons sauvages, exaltation en chair et en os de la vie primitive ? Dont acte : on propose à Joséphine Baker de danser nue histoire de donner une version plus tribale d’elle-même… à défaut d’être authentique. Outrée, elle refusera d’abord, avant de se résigner. C’est ainsi qu’elle se produit pour la toute première fois sur une scène parisienne, seins nus et ceinture de plumes à la taille. Elle a 19 ans, et c’est dans cette imagerie rousseauiste customisée au glamour des années 20, années folles, qu’elle conquiert le public français. À qui il s’agit de vendre une iconographie de l’ordre du bon sauvage jovial, lascif, spontané, ouvert aux passions et proche de la nature.«
Deux numéros font la renommée de Joséphine Baker dès ses premières années à Paris. Dans La Danse sauvage, elle danse le charleston dans un décor de savane, presque entièrement nue, vêtue d’une ceinture de bananes. En 1926, aux Folies Bergères, elle est au coeur de La Capture, dans laquelle elle interprète une panthère. Chloé Leprince résume le tableau : « C’est ici la femme noire mue en femme animale, c’est aussi la femme domptée, domestiquée, dressée – bref, dominée. »
Pour Joséphine Baker, l’arrivée à Paris est une véritable libération. La fascination qu’exercent ses numéros de danse lui permettent de conquérir une place dans le milieu parisien – chose impossible dans l’Amérique ségrégationniste de l’époque. Si par la suite, elle a souvent traité avec une certaine légèreté la célèbre ceinture de bananes et ses autres spectacles aux accents racistes, elle a su, par pragmatisme, jouer avec les stigmates coloniaux de son temps.
L’engagement de Joséphine Baker contre le racisme s’incarne surtout dans sa lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud et son soutien au mouvement américain des droits civiques dans les années 1960. Le 28 août 1963, elle se tient aux côtés de Martin Luther King lors de la Marche sur Washington pour le travail et la liberté. Ce jour-là, immortalisé par le discours « I Have a Dream » du pasteur, Joséphine Baker prononce elle aussi un discours, vêtue — non pas d’une ceinture de bananes mais — de son uniforme de l’armée de l’air française.

Ainsi, si Charlie Hebdo avait véritablement souhaité rendre hommage à l’antiraciste Joséphine Baker afin de souligner, par contraste, ce qui la sépare de l’essayiste Rokhaya Diallo, le dessinateur aurait pu choisir une représentation de Baker qui n’emprunte pas aux stigmates coloniaux de la Revue nègre, mais s’inspire plutôt des codes associés à son engagement pour les droits civiques.
Du reste, voir dans cette caricature un hommage aux positions antiracistes de Joséphine Baker en dit bien plus long sur les soutiens à Charlie Hebdo que sur le dessinateur lui-même. Pour le bloc national-laïciste l’antiracisme n’est acceptable que s’il reste confortable pour les Blancs. Aux antiracistes d’accepter ou non d’obéir à l’injonction tacite de prendre les humiliations pour des honneurs.





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