Parmi les artistes corses les plus reconnus à l’international, le groupe I Muvrini, fondé en 1979 par les frères Bernardini, s’est imposé bien au-delà des frontières de la Corse. En mêlant avec talent musique traditionnelle et sonorités contemporaines sur le long terme, il a su conquérir le cœur du public comme celui de la critique. Le groupe a également multiplié les collaborations prestigieuses avec des artistes de renom tels que Renaud, Michel Fugain, Jacques Dutronc, Grand Corps Malade ou encore le chanteur britannique Sting.
Cependant, cette ouverture d’I Muvrini à la variété ne fait pas l’unanimité. Certains auditeurs leur reprochent d’avoir rejoint, sous couvert de tradition, le système qu’ils dénonçaient autrefois. C’est notamment le cas du groupe I Mantini, maître de la macagna corse, qui brocarde le groupe dans sa chanson Les Mendiants de la tradition : « Salut, c’est nous les culturels, chanteurs traditionnels / On a des idées plein la tête pour faire recette / La paghjella dans le sang, on chante à tous les vents / Pour toucher les subventions et retaper nos maisons / On n’a pas honte à être les mendiants de la tradition. »
S’il n’appartient pas à Cheminez de trancher le débat sur le rapport à la tradition — d’autant qu’I Muvrini conserve, globalement, une excellente réputation —, nous souhaitons aujourd’hui mettre en lumière une autre formation unanimement appréciée des amateurs de chants polyphoniques corses : I Chjami Aghjalesi.

Dans son article Polyphonies et chants engagés dans le combat identitaire corse contemporain, paru dans l’ouvrage collectif Musique et politique : Les Répertoires de l’identité (1996), Françoise Albertini montre comment les années 1970 ont été marquées par la renaissance du chant polyphonique et, à travers lui, du mouvement culturel corse, « après vingt ans d’une apparente léthargie due aux traumatismes de la Seconde Guerre mondiale« . Si le groupe Canta U Populu Corsu, formé en 1975, fait figure de précurseur, I Chjami Aghjalesi joue un rôle déterminant dans la popularisation du chant polyphonique de contestation.
Fondé en 1977 par un collectif d’étudiants et de lycéens de la région de Bastia, désireux de perpétuer la mémoire insulaire, I Chjami Aghjalesi publie dès l’année suivante son premier album, Nant’à u solcu di a storia (Dans le sillon de l’Histoire). Plusieurs titres du disque célèbrent les luttes nationalistes corses : la chanson d’ouverture A Mio Muntagna s’achève sur une déclaration d’amour pour le peuple corse en lutte (« Pour mon peuple toujours en lutte / Que l’amour ne s’éteigne jamais« )1, tandis que E Prigione Francese rend hommage ceux qui, « pour avoir pensé corse, se sont retrouvés incarcérés« 2.
Alors qu’une scission s’opère entre le mouvement culturel corse et le mouvement nationaliste, Françoise Albertini observe que I Chjami Aghjalesi a continué, dans les années qui ont suivi, à « assurer le soutien du mouvement revendicatif« . L’universitaire relève toutefois « un assouplissement idéologique » qui se traduit par des textes plus métaphoriques.
La très belle chanson Guerrieri, parue sur l’album Guerrieri di l’Eternu (1989), en offre une illustration parfaite. Si elle glorifie dans sa première partie les luttes nationalistes (« Cent mille guerriers ont franchi la passe / Tous vêtus de lumière, avec trompettes tambours3« ), la chanson évoque ensuite son lourd coût humain à travers la figure d’un soldat épuisé traînant le pas (« Son chant est fait de silence et sa parole est muette / Il pense à ce qui n’est plus pour ne plus sentir chaque pierre / De ce chemin de croix qui désormais est le sien / Son chant est fait de silence et sa parole est muette4« ).
I Chjami Aghjalesi adapte également en corse des chants révolutionnaires russes (Borgu) et catalans (Catena), témoignant d’une solidarité profonde avec les peuples en lutte. La chanson Catena, reprise de L’Estaca de Lluís Llach, est d’ailleurs devenue l’hymne de la campagne électorale de la liste d’union Corsica Nazione lors des élections territoriales de mars 1992. Notons enfin que, si le soutien au nationalisme corse occupe une place centrale dans leur œuvre, le groupe n’hésite pas à explorer la dimension sacrée, comme en témoigne l’album Cantu Sacru, paru en 1991.
Dans une scène marquante du film À son image (2024), Thierry Peretti filme un groupe de jeunes nationalistes corses au cœur de son récit, saisis par l’effervescence d’un concert des Chjami Aghjalesi. En quelques plans, le cinéaste parvient à restituer avec justesse la manière dont le groupe polyphonique continue de tisser un lien vivant entre le mouvement nationaliste et le mouvement culturel corse. L’intégralité du concert figure d’ailleurs parmi les bonus du Blu-ray.
- « Per lu mio populu sempre in lottu / Sia d’amore mai spentu » ↩︎
- « Per avè pensatu corsu si sò trovi incarcerati » ↩︎
- « Centu milla guerrieri anu francatu la bocca / Tutti vestuti di lume cun trumbett’è cun tamburi » ↩︎
- « Lu so cantu hè di silenziu è la so paroll’hè muta / Pensa à ciò ch’ùn hè più, per ùn sente ogni sassu / Di stu caminu di croce chì ormai hè lu so chjassu / Lu so cantu hè di silenziu è la so paroll’hè muta » ↩︎
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