Entre septembre 2024 et février 2025, la presse spécialisée a salué l’émergence d’un cinéma corse particulièrement vif, avec les sorties successives de trois films marquants : À son image de Thierry de Peretti, Le Royaume de Julien Colonna et Le Mohican de Frédéric Farrucci. Le printemps 2025 a, à son tour, mis en lumière la Guadeloupe, avec deux longs-métrages sortis à une semaine d’intervalle : le biopic Fanon de Jean-Claude Barny, consacré au psychiatre et militant anticolonial Frantz Fanon, et Zion, premier film de Nelson Foix.
Si le cinéma antillais reste largement méconnu en France métropolitaine, les Antilles disposent pourtant d’un cinéma de fiction bien structuré depuis plusieurs décennies. En 1977, Jean-Paul Césaire — fils du poète martiniquais Aimé Césaire (Cahier d’un retour au pays natal) — signe avec Dérives ou la femme-jardin le premier long-métrage du cinéma antillais. Ce film expérimental adapte la nouvelle Alléluia pour une femme-jardin de l’écrivain haïtien René Depestre.

Le réalisateur et scénariste Alexandre Hilaire rappelle dans son documentaire Cinéma antillais, un cinéma en résistance (2019) que l’émergence de ce cinéma s’inscrit dans un contexte international de réappropriation des images noires. Ainsi, le mouvement de la Blaxploitation aux États-Unis, qui a mis en lumière dans les années 1970 des acteurs et actrices issus de la communauté afro-américaine comme Pam Grier, Jim Kelly et Fred Williamson, constitue l’un de ses points de référence.
Dans son ouvrage Un cinéma décolonial (2024), Guillaume Robillard, docteur en cinéma et chargé de cours à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, propose une recension exhaustive des films antillais, accompagnée d’une analyse approfondie des personnages et des thématiques qui les traversent. L’universitaire explore également les liens entre trois catégories distinctes : le cinéma antillais-péyi (dont l’action se déroule en Guadeloupe ou en Martinique), le cinéma antillais-lòtbòdlo (situé en France hexagonale) et le cinéma antillo-tout-bò (dont les décors s’étendent sur le continent africain, aux États-Unis ou dans d’autres territoires d’outre-mer).
Ainsi, l’ignorance du public métropolitain à l’égard du cinéma antillais n’a pas empêché son émergence ni sa structuration. Le succès exceptionnel de Zion de Nelson Foix, qui a dépassé les 400 000 entrées, devrait nous convaincre à tous de l’intérêt et de la vitalité de ce cinéma.

Dès ses premières semaines, le film est devenu un véritable phénomène aux Antilles, et particulièrement en Guadeloupe. Trois semaines avant sa sortie nationale, il avait déjà enregistré 16 000 entrées sur seulement 53 séances dans le département. Le 18 mars 2025, le distributeur The Jokers Films se réjouissait dans un communiqué : « Le film est en train de devenir un véritable phénomène sur place. La très forte mobilisation sur les réseaux sociaux depuis une semaine nous laisse espérer une visibilité exceptionnelle auprès de la communauté caribéenne et, plus largement, du grand public en France hexagonale. »
Zion raconte la descente aux Enfers de Chris, un jeune guadeloupéen de la région de Pointe-à-Pitre qui découvre un bébé devant sa porte le jour il doit participer à une mission pour un caïd engagé dans une guerre des gangs. Il s’agit du premier long-métrage de Nelson Foix, qui développe une idée au centre de son court-métrage Ti Moun Aw (« Ton gamin« ).
Salué pour sa mise en scène, qui atteint sur certaines scènes des sommets de tension, Zion impressionne aussi par son authenticité saisissante. Nelson Foix a choisi de tourner une grande partie du film en créole guadeloupéen et de se passer totalement de têtes d’affiche. Le cinéaste a préféré des castings sauvages, repérant ses acteurs directement sur le terrain. Pour le rôle du caïd Odell, il a ainsi découvert Zebrist, qui venait tout juste de purger une année de détention.
Le réalisateur semble connaître intimement cette « jeunesse des Antilles absorbée dans une spirale d’échec social, parce que la société y est violente et fondamentalement injuste » ; d’ailleurs, il a choisi de tourner son long-métrage à quelque 200 mètres de son ancien lieu de résidence, comme il le confie dans le dossier de presse.
Souvent comparé à La Haine de Mathieu Kassovitz (1995) ou à La Cité de Dieu de Fernando Meirelles et Kátia Lund (2002), Zion va bien au-delà de l’odyssée d’un dealer confronté brutalement à la paternité. Nelson Foix semble au contraire vouloir embrasser l’ensemble des problématiques qui touchent l’île : le contexte socio-économique qui engendre violences urbaines et émeutes contre les forces de l’ordre, le trafic et la consommation de drogues, ou encore les conflits intergénérationnels.
Bien que le protagoniste semble détaché des événements qui agitent la vie politique de la Guadeloupe, Nelson Foix utilise subtilement l’arrière-plan sonore — conversations dans la rue, émissions de radio ou de télévision — pour éclairer politiquement la violence qui éclate partout sur l’île. Ainsi, tandis que Chris mange une pastèque sur la terrasse de la maison de son père, on entend un intervenant s’exaspérer à la radio : « Nous sommes dans un système colonial. On n’a pas d’eau, on n’a pas d’électricité, on nous empoisonne au chlordécone, tout ce qu’on paye ici est plus cher. Nous, on veut une nouvelle société pour nous et nos enfants. »

Le carnaval de Guadeloupe occupe une place centrale dans Zion. Introduit par les colons, il est devenu, dès l’époque de l’esclavage, l’un des principaux lieux d’expression politique des habitants. Progressivement autorisés à y participer, les esclaves y ont intégré leurs propres traditions et se sont servis de cette fête pour tourner en dérision leurs maîtres.
Modernisé par le mouvement culturel Akiyo, fondé en 1978 par des passionnés de gwo-ka, le carnaval a retrouvé ses racines : rythmes et instruments à peau traditionnels ont été réintégrés, les costumes en satin ont laissé place à des masques, et certains participants se couvrent le corps de goudron et de roucou pour effrayer et choquer. Nelson Foix choisit d’ailleurs de filmer des membres d’Akiyo dans leur treillis militaire. Comme il l’explique dans le dossier de presse : « C’est un costume que les membres d’Akiyo arborent chaque année — le costume “répression”. Ils drainent énormément de monde et avancent à une cadence élevée. »
Le cinéaste confronte également le spectateur au fossé économique qui sépare la majorité des habitants de l’île des touristes venus profiter de ses plages paradisiaques. Tout au long du film, Chris croise la route de ces visiteurs — sans jamais échanger un mot avec eux —, occupés à planifier leurs vacances et leurs locations de bateaux. Cet étalage des privilèges frappe d’autant plus fort qu’au début du film, un voisin de Chris pointe, dans une formule cynique et cinglante, le paradoxe de leur situation : « Y’a rien qui sort des robinets ! La mer est à deux mètres ! Qu’ils nous parlent pas de voter, j’irai voter pour leur maman ! »

La Guadeloupe apparaît comme une prison pour son protagoniste. À la fin du film, le caïd qui traque Chris pour le tuer lui lance : « T’iras nulle part, on est sur une île ! » Cette réplique résonne avec l’analyse de l’universitaire Guillaume Robillard dans son article Le cinéma antillais-péyi ou l’île comme clôture : « La nécessaire “historicisation” des paysages naturels des îles de Guadeloupe et de Martinique dans le cinéma antillais-péyi, dans une logique d’appropriation artistique (potentiellement) collective de ces derniers par les populations antillaises, “construit” paradoxalement ces îles comme des prisons. »
Zion s’ouvre d’ailleurs sur un plan en gros plan d’un iguane vert, filmé depuis la queue jusqu’à la tête. Cette image se lit comme une profession de foi du cinéma antillais-péyi. Espèce introduite par les colons dès le XVIIe siècle, l’iguane vert porte sur son dos une crête épineuse dorsale que la mise en scène de Nelson Foix rend semblable à des barbelés enserrant une prison. Au cœur du film, Chris découvre un autre iguane vert captif dans un cadi renversé. Le long-métrage se clôt enfin sur une alternance de plans entre Chris tenant dans ses bras son fils Zion — porteur des espoirs du personnage et du spectateur — et un iguane vert enfin libre, filmé dans toute sa majesté.
Une question demeure : qui libérera métaphoriquement l’iguane, et à travers lui tous les habitants de la Guadeloupe, enfermés dans un système colonial ? Nelson Foix place ses espoirs dans la nouvelle génération. Comme l’écrivait le poète Aimé Césaire dans son Cahier d’un retour au pays natal : « L’homme de l’homme vient à peine de commencer.«
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