À la mi-temps des années 1980, pendant que la jeunesse française se prend de plein fouet la vague punk portée en Hexagone par les Bérurier Noir, Les Wampas, Les Garçons Bouchers et Les Porte-Mentaux, le public basque découvre un jeune groupe fondé par les frères Muguruza, Fermin et Iñigo, accompagnés de leur ami batteur Treku Armendariz. Le nom de la formation : Kortatu.

Le mélange entre l’énergie contestataire du punk et la dimension festive du ska que propose Kortatu constitue un parfait contrepoint à l’actualité politique basque de l’époque. Face à la recrudescence des actions d’ETA, le ministre espagnol de l’Intérieur José Barrionuevo met en place, à partir de 1983, le plan « Zona Especial Norte » (Z.E.N.).

Ce dispositif repose sur des arrestations massives destinées à exercer une pression maximale sur l’ensemble du milieu abertzale, mais aussi sur le recours systématique à la torture et à des exécutions extrajudiciaires. Caroline Guibet Lafaye – spécialiste de la radicalisation et directrice de recherche au CNRS – qualifie ces mesures antiterroristes de « guerre totale contre l’ennemi basque ».

Chantant en espagnol et en basque, Kortatu est de tous les combats. Dans Hernani 15/6/84, le groupe rend un vibrant hommage à Agustín Arregui Perurena (Txurilla) et Juan Luis Elorriaga (Patxi), deux militants d’ETA morts carbonisés dans une maison de la commune d’Hernani, après qu’une grenade lacrymogène lancée par la police eut déclenché un incendie. Les forces de l’ordre sont qualifiées d’ « asesinos a sueldo« , expression espagnole que l’on peut traduire par « tueurs à gages« .

La chanson Sarri Sarri s’inspire de l’évasion du poète Joseba Sarrionandia, alias Sarri, soupçonné d’appartenir à l’ETA et condamné à vingt-deux ans de prison par le gouvernement espagnol. Profitant d’un concert donné par Imanol Larzabal Goñi – ardent défenseur de la langue et de la culture basques – à la prison de Martutene, à Saint-Sébastien, l’écrivain s’est dissimulé avec un codétenu dans les baffles de la sono pour prendre la fuite. Plein de malice, Fermin Muguruza et sa bande chantent :

« Les gens de la radio étaient là / Ils émettaient en direct / Ils allaient manger une paella / Et Piti et Sarri étaient sous leur nez / Sans qu’ils ne s’en rendent compte, en train de filer« . (« Irratikoak han ziren / Emititzen zuzenean / Paella jango zutela / Eta Piti eta Sarri bere muturretan / Saltzan zeudela konturatu gabeak« ).

Les chansons de Kortatu apparaissent dès lors comme un outil de diffusion de l’Histoire du peuple basque et de sa lutte nationale, racontée du point de vue des premiers concernés – et en opposition avec la version officielle de l’État espagnol.

Le groupe s’intéresse également à la politique internationale, apportant son soutien aux peuples en lutte, que ce soit les sandinistes du Nicaragua – mouvement socialiste, nationaliste et anti-impérialiste de gauche – ou encore les victimes de l’apartheid en Afrique du Sud. Ainsi, dans Desmond Tutu, Kortatu s’indigne de l’hypocrisie de la communauté internationale qui se satisfait du Prix Nobel de la Paix offert à l’archevêque Desmond Tutu – qui prônait une lutte pacifique contre l’apartheid – alors que Nelson Mandela était en prison. Le premier couplet de la chanson, chanté en anglais, est on ne peut plus éloquent :

« Hé, écoute mec, mais cette chanson n’est pas dédiée à Desmond Tutu / Desmond Tutu ne libérera aucune génération. / Il n’est pas venu avec un esprit de rébellion / Et nous aussi, nous nous sommes battus sous la persécution. / Moi, je préfère dédier cette chanson / Aux combattants de la liberté qui ne se sont jamais laissés abattre. » (« Hey listen man, but this song is not dedicated to Desmond Tutu / Desmond Tutu won′t free no generation / He wasn’t come through sense of rebeletion / And we were fighting also in persecution / I prefer to dedicate this song to the / Freedom fighters who have never came down« )

En 1988, le groupe Kortatu se sépare à l’issue d’une immense tournée, et les frères Muguruza fondent Negu Gorriak en 1990. Cette fois-ci, ils proposent une fusion entre le punk, le rock hardcore, le ska et le hip-hop, et chantent principalement en langue basque. Du reste, les textes de Fermin Muguruza restent toujours très engagés. Considérant dans Pistolaren Mintzoa (« Le langage des pistolets« ) que « les mots sont de trop« , le chanteur appelle à ce que « la parole devienne pistolet« . Dans Denok Gara Malcolm X (« Nous sommes tous Malcolm X« ), Muguruza se place dans les pas de la figure de proue de la lutte pour les droits civiques des afro-américains. « Quand nous sommes face au bourreau aux mille visages, nous sommes tous Malcolm X. »

Le groupe Negu Gorriak connaît un immense succès, se lance dans deux grosses tournées internationales et fait des collaborations avec des artistes reconnus, dont Manu Chao. Au terme d’un procès (gagné) les opposant au colonel de la Guardia civil Enrique Rodríguez Galindo, qu’ils avaient accusé de participation à un « trafic de drogue« , les membres de Negu Gorriak se séparent en 2001.

Pour autant, la carrière de Fermin Muguruza ne s’arrête pas là, et le chanteur multiplie les projets. En 2005, il se rend en Jamaïque pour enregistrer l’album Euskal Herria Jamaica Clash (2006). Il invite pour l’occasion plusieurs sommités de la musique jamaïcaine, parmi lesquelles les I Threes, connues pour leur collaboration avec Bob Marley.

Comme à l’accoutumée, Muguruza utilise la langue basque et apporte son soutien aux peuples opprimés, comme l’illustre la chanson Yalah, Yalah, Ramallah!.

« Le graffiti de l’enfant Mohamed Al-Durra / Avec Jamal, son père, qui a mon âge / Est-il possible de reconstruire la vie ? / Oui, un autre mur tombera / À la porte de Jérusalem, les gens sont attentifs / Depuis la porte de Damas viendra le cri / YALAH YALAH RAMALLAH !!« ) (« Mohamed Al Durra umearen graffiti / Jamal, nire adina duen aitarekin / Posible al da bizitza berreraiki? / Baietz beste murru bat erori / Jerusalemgo bortan jendea adi / Damasko atetik helduko oihuari / YALAH YALAH RAMALLAH!!« )

Il arrive que Fermin Muguruza bouscule l’actualité politique espagnole et basque. Ainsi, le 16 novembre 2024, une polémique éclate après que le chanteur a interprété la chanson Sarri, Sarri lors d’un concert donné dans la prison d’où s’était évadé l’écrivain Joseba Sarrionandia. En réaction, des associations de victimes d’ETA ont condamné la prestation de Muguruza, et le ministère de l’Intérieur a annoncé un durcissement des conditions d’accès des artistes aux centres pénitentiaires.

Parallèlement à la musique, Fermin Muguruza se lance dans le projet transmédia Black is Beltza (« Noir est noir »), qui comprend à la fois une bande dessinée et un long-métrage d’animation sorti en 2019. Scénariste, réalisateur et compositeur de la bande originale, l’artiste nous plonge dans le New York bouillonnant des années 1960, juste après l’assassinat de Malcolm X. À travers les yeux d’un jeune Basque, il raconte la ségrégation envers les Afro-Américains et la tentative de sauvetage, par les forces cubaines, d’un membre du Black Panther Party que la CIA cherchait à éliminer.

Pour célébrer ses quarante ans de carrière et d’activisme, Fermin Muguruza a organisé un gigantesque concert à Madrid devant 15 000 personnes. L’occasion pour le chanteur de revenir sur l’ensemble de sa carrière, en revisitant des classiques de Kortatu et de Negu Gorriak, des morceaux de sa carrière solo, ainsi que des titres de Black is Beltza.

Bonne nouvelle : ce concert-événement a été enregistré et est sorti le 3 décembre 2025 sur toutes les plateformes d’écoute (Apple Music, YouTube Music, Spotify, Deezer) sous le titre Akelarre Antifascista (« Sabbat antifasciste »). Distribué par les Archives de la Zone Mondiale – label bien connu des amateurs de punk –, ce double-album de 39 chansons sortira en version physique le 15 décembre 2025.

C’est l’occasion de (re)découvrir l’œuvre passionnante de Fermin Muguruza, un artiste dont le cœur bat pour le Pays basque et pour tous les peuples en lutte, et qui n’est pas prêt à relâcher le combat. Comme il l’écrit dans le texte de présentation d’Akelarre Antifascista : « Madrid, je t’aime, et rendez-vous à la barricade à trois heures ».

Akelarre Antifascista, de Fermin Muguruza, Archives de la Zone Mondiales, 2CD+livret, 25 euros.


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