La parution, le 8 janvier 2026, de Vallée du Silicium dans la collection Folio SF sera l’occasion de (re)découvrir cet essai technopoétique passionnant, initialement paru en 2024. Alain Damasio y observe, à la manière d’un anthropologue, l’impact des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle sur les sociétés humaines. En attendant, coup de projecteur sur La Horde du Contrevent — son roman le plus abouti —, dans une très belle édition collector vient de paraître chez La Volte.

Paru cinq ans après La Zone du Dehors (1999) — son magnifique premier roman —, La Horde du Contrevent nous plonge dans un monde incessamment battu par les vents. Une troupe d’élite composée de vingt-trois individus le traverse à pied, remontant contre des rafales d’une violence extrême dans l’espoir d’atteindre l’Extrême-Amont et d’y découvrir l’origine et les neuf formes du vent.

À la croisée entre la science-fiction et la fantasy, La Horde du Contrevent est un livre-univers d’une richesse et d’une inventivité particulièrement stimulantes. Comme J.R.R. Tolkien avant lui, Alain Damasio a créé tout un monde, avec sa géographie et sa cosmogonie (« À l’origine fut la vitesse, le pur mouvement furtif, le « vent-foudre ». Puis le cosmos décéléra, prit consistance et forme, jusqu’aux lenteurs habitables, jusqu’au vivant, jusqu’à vous. […] Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents.« ), ses cultures et ses expressions idiomatiques (« Si Vent le veut« ).

La Horde du Contrevent est également un roman choral : Alain Damasio y donne successivement la parole aux vingt-trois membres de la Horde, chacun disposant de sa propre voix typographique et de son style singulier d’expression. Déjà, à l’époque de La Zone du Dehors, l’écrivain français avait veillé à alterner les points de vue de ses protagonistes dans certains chapitres, mais Captp apparaissait incontestablement comme le personnage principal du roman. Bien que certains personnages de La Horde du Contrevent soient plus importants que d’autres — on pense notamment au traceur Golgoth, au troubadour Caracole, au scribe Sov, à l’aéromaître Oroshi ou au prince Pietro —, la dimension chorale est bien plus aboutie dans La Horde du Contrevent.

Presque un geste oulipien, La Horde du Contrevent est un roman d’une poésie fulgurante. Inspiré par l’œuvre de Stéphane Mallarmé, Alain Damasio joue avec la langue comme avec une matière vive ; il tord les mots, les sculpte, les entrechoque, les fait crépiter.

Sa plume se fait tour à tour épique, élégiaque, amère, lyrique — « Elle avait des yeux d’un bleu d’orage, d’un bleu si dense que je l’imaginais, pleurant, faire des trous de ciel dans son mouchoir. » —, goguenarde, ou paillarde, ou pleine de noblesse, ou soudainement mystique — « N’écoutez pas la peur, n’écoutez pas l’oiseau ! Car la peur fait contour, dessine et trace, sépare et signe, elle met la mort de l’autre côté de la ligne. Mais l’oiseau va trop vite, fait fuir par tous les trous, mêle l’or qui sort à de la boue, vous précipite de femme en fou, de loup en flamme, vous passe toute vie en en retirant l’âme. »

À ce titre, le troubadour Caracole — sans doute le personnage le plus populaire du roman — incarne à lui seul cette énergie bouillonnante qu’Alain Damasio donne aux mots. Son duel de palindromes (mots ou phrases pouvant se lire dans les deux sens) avec Sélème sont restés dans les mémoires : « L’arôme morale ? Ému, ce dessin rêve, il part natter ce secret tantra plié, vernissé d’écume.« 

Alain Damasio a égalementpuisé son inspiration dans la philosophie, et plus particulièrement chez Gilles Deleuze et Félix Guattari. La Horde du Contrevent s’ouvre d’ailleurs sur une citation du monumental Mille Plateaux (1980) : « Seulement on n’est jamais sûr d’être assez fort, puisqu’on n’a pas de système, on n’a que des lignes et des mouvements. » Le vide et l’étonnante linéarité du territoire de La Horde du Contrevent— que l’on parcourt en ligne droite de l’Extrême Aval à l’Extrême-Amont — apparaissent dès lors comme une représentation métaphorique de la philosophie deleuzienne.

En plus d’irriguer la construction narrative de La Horde du Contrevent et de façonner son univers, la philosophie de Deleuze et Guattari innerve le style même du roman. La multiplication des points de vue, la diversité des voix et la texture singulière de leur langage — vocabulaire, sonorités, rythmes — évoquent le troisième mouvement de la Ritournelle, l’un des plus beaux concepts de Mille Plateaux : « On s’élance, on risque une improvisation. Mais improviser, c’est rejoindre le Monde, ou se confondre avec lui. On sort de chez soi au fil d’une chansonnette. Sur les lignes motrices, gestuelles, sonores qui marquent le parcours coutumier d’un enfant, se greffent ou se mettent à bourgeonner des “lignes d’erre”, avec des boucles, des nœuds, des vitesses, des mouvements, des gestes et des sonorités différents.« 

Si La Horde du Contrevent est profondément traversé par une éthique de la résistance — symbolisée par cette troupe élite qui remonte inlassablement contre le vent —, le roman reste moins explicitement politique que La Zone du Dehors et Les Furtifs (2019), troisième roman d’Alain Damasio. Il n’en demeure pas moins un immense roman de science-fantasy, bouillonnant de poésie et de philosophie. À lire — ou relire — de toute urgence !

La Horde du Contrevent, d’Alain Damasio, Folio SF, 12.50 euros. Édition collector chez La Volte, 50 euros.


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