Dans un monde où les barrières culturelles et linguistiques persistent, Caroline Stellaire Haller trace un chemin unique pour relier les univers des sourds et des entendants. Fondatrice de l’association Pont Signe dans les Cévennes, cette passionnée de botanique et de linguistique a su transformer son amour pour la nature et les langues en un projet audacieux : Florasigne, qui enrichit la langue des signes française (LSF) par un vocabulaire botanique inédit. De ses débuts à Marseille, entourée de verdure, à son immersion dans la culture sourde lors du Congrès Mondial des Sourds en 2019, Caroline incarne une quête de compréhension et de partage. À travers cette interview, elle nous dévoile la genèse de son association, les richesses de la culture sourde et les défis d’une inclusion véritable. Découvrez une femme dont la vision poétique et engagée redéfinit les ponts entre nature, culture et humanité.

Interview dirigée par Lamia DIAB EL HARAKE et Gaëtan DESROIS.


CHEMINEZ : Bonjour Caroline. Pourriez-vous dans un premier temps vous présenter, nous expliquer votre parcours et nous raconter la genèse de l’association Pont Signe que vous avez créé ? 

CAROLINE STELLAIRE HALLER : Bonjour, je m’appelle Caroline Stellaire Haller. Je suis née à Marseille, dans un endroit où il y avait beaucoup de nature. Très tôt, je me suis intéressée à la botanique ; je voulais apprendre le nom des arbres. Je suis habitée par le désir de comprendre. Comme je suis passionnée aussi par les langues, j’ai étudié la linguistique et les sciences du langage à l’université à Paris mais j’ai dû arrêter mes études. (Je les ai reprises récemment.)

En 2010, je me suis installée dans les Cévennes parce que j’avais cette envie de retrouver la nature. J’ai lu beaucoup d’ouvrages spécialisés sur la botanique, rencontré de nombreux spécialistes, cultivateurs, naturalistes, soignants. Rapidement, mon amour des plantes et ma passion pour la linguistique se sont rejoints, notamment devant l’admiration des images présentes dans le nom des plantes. 

En 2015, j’ai rencontré un entendant qui signait, c’est-à-dire qu’il utilisait la langue des signes. Il était donc possible pour un entendant d’avancer vers cette langue que je croyais réservée aux sourds. C’est alors que je me suis lancée dans son apprentissage. En 2017, j’ai fait ma première initiation de trois semaines en langue des signes. Je me suis immergée dans la culture sourde en participant à des événements et en multipliant les rencontres avec des Sourds à travers la France, même si je n’avais qu’un tout petit niveau en LSF. J’ai même participé au Congrès Mondial des Sourds en 2019, qui a lieu une fois tous les quatre ans et qui se tenait cette année au Palais des Congrès à Paris. J’ai pu écouter des sourds du monde entier parler des enjeux dans leur pays et expliquer les actions qu’ils menaient et assister à des conférences où étaient présents aussi des rapporteurs de l’ONU. 

En 2021, j’ai commencé une formation pour apprendre la langue des signes et j’ai obtenu le niveau B2 en février 2022. Pendant mon apprentissage de la langue des signes, j’ai eu envie de rencontrer des sourds afin de m’exercer, mais ce n’était pas facile parce que j’habitais à la campagne. Ma région avait besoin d’un pôle pour faire connaitre la culture sourde, qui est aussi passionnante que méconnue, pour faire découvrir l’histoire difficile de la langue des signes en France, encourager sa promotion. 

J’ai donc fondé l’association Pont Signe en novembre 2021, à la fois pour répondre à une envie personnelle, celle de communiquer avec des sourds en langue des signes, et pour répondre à un besoin que j’avais observé celui de multiplier les occasions de signer dans l’espace publique. Et je suis très heureuse de tout ce qui a été accompli : il y a eu beaucoup d’avancées dans ma région sur la question de la Langue des Signes. 

CHEMINEZ : En effet, on comprend mieux le nom de l’association Pont Signe : vous créez effectivement des ponts entre les personnes, mais également entre vos envies et les besoins que vous avez notés. 

CAROLINE S. H. : Oui, avant tout, nous créons des ponts entre cultures différentes. Indirectement bien sûr nous créons des ponts entre les personnes. 

D’autre part, j’ai besoin de développer ma vie dans le sens du bien commun, j’ai donc naturellement cherché à répondre en même temps à ces deux attentes. 

CHEMINEZ : On l’a dit, vous souhaitez créer des ponts entre personnes sourdes et personnes entendantes. Selon vous, qu’est-ce que la culture sourde ? Qu’est-ce qui vous plaît dans cette culture ? 

CAROLINE S. H. : Toute langue est porteuse d’une culture. La langue des signes n’y échappe pas. Il y a donc bel et bien une culture sourde, qui est inextricablement liée à l’Histoire sourde d’une part, mais aussi à la dimension visuelle de la langue des signes. C’est une culture qui repose sur le visuel.

Cela implique des différences culturelles très fortes entre sourds et entendants ; par exemple, dans un groupe d’entendants, fixer quelqu’un dans les yeux peut être perçu comme impoli, alors que cela ne sera pas le cas dans la culture sourde, où le regard a une dimension grammaticale et où il n’est jamais vide de sens. De toute façon, on ne peut pas « écouter » son interlocuteur sans le regarder, c’est impossible. 

De même, si la personne avec qui nous désirons dialoguer ne nous regarde pas, nous pouvons la toucher afin de lui signifier que nous requérons son attention. C’est très différent chez les entendants, on ne peut pas toucher n’importe qui sans demander une autorisation préalable. 

Il faut aussi évoquer la création artistique des sourds, qui est d’une grande richesse. Par exemple, le théâtre sourd révolutionne, à mon sens, le théâtre des entendants. Le théâtre entendant propose parfois une accessibilité pour les sourds. Mais la démarche du théâtre sourd va bien au-delà de la question de la simple accessibilité ; le théâtre créé directement en langue des signes par des comédiens et metteurs en scènes sourds et entendants est un réel apport au monde de la création artistique

Une autre dimension de la culture sourde qui mérite que l’on lui prête notre attention, c’est le visual vernacular, aussi appelée V.V. C’est une pratique artistique que l’on pourrait définir comme « la langue sans les mots ». C’est une forme d’art qui repose sur l’iconicité propre à la langue des signes, à son exceptionnelle capacité de description. Les artistes qui pratiquent cet art abandonnent les signes standards pour privilégier la description. 

CHEMINEZ : Pour quelles raisons est-ce important pour vous de faire rencontrer la culture sourde et la culture entendante ? 

CAROLINE S. H. : La surdité est un handicap d’accès à l’information. Nous vivons dans une société où l’on parle beaucoup d’inclusion des handicapés. Je trouve le terme peu adapté, dans le sens où « rechercher à être inclusif » sous-entend que l’inclusion ne va pas de soi. Or, les sourds de France sont français. Et à ce titre, ils ont besoin de la culture entendante. De plus, l’inclusion telle qu’elle est généralement pratiquée se fait au niveau de l’individu mais sans sa langue. Cela pose question. 

Par ailleurs, les sourds ont aussi beaucoup à apporter aux personnes entendantes. Vous imaginez ? Des personnes qui écoutent avec les yeux et parlent avec les mains, c’est quand même formidable ! Oui, on a beaucoup à apprendre des sourds. 

CHEMINEZ : Et quelles sont les difficultés que vous rencontrez et qui peuvent freiner la rencontre entre ces deux cultures ?

CAROLINE S. H. : Il y a effectivement plusieurs difficultés. La première d’entre elles, c’est l’accessibilité : il faut développer l’accessibilité en langue des signes française. C’est un sujet de santé sociale ! Si cette question est parfois évoquée dans l’actualité, il ne s’agit parfois que de modes passagères ou d’une volonté de se donner bonne conscience au sein de la société des entendants. Dans les faits, on observe que cela avance peu. Peu de pas sont faits vers les sourds, qui le ressentent comme une instrumentalisation. Il arrive parfois que des conférences « accessibles aux sourds » soient organisées, mais que l’on oublie d’inviter les premiers intéressés. 

Il faut aussi mentionner un sujet très important : un véritable sentiment de frustration qui résulte de l’injonction à s’adapter qui repose depuis longtemps sur les sourds. Ce sont des choses qui sont profondément ancrées, et qui peuvent compliquer la communication entre sourds et entendants. Mais je suis convaincue que le mélange entre les deux communautés est très important. 

Enfin, parmi les difficultés que je rencontre personnellement en tant que fondatrice d’une association culturelle et linguistique, c’est que beaucoup pensent au premier abord que Pont Signe est une association médico-sociale, ce que nous ne sommes pas. Nous avons vocation culturelle et linguistique. Mais la simple mention du mot « sourd » nous range directement dans la catégorie des handicaps, notion que nous nous attachons à faire évoluer. Pont Signe pourrait être une complémentarité pour le secteur médico-social qui a en charge l’accompagnement de nombreux jeunes sourds mais le secteur reste frileux aux partenariats culturels. 

CHEMINEZ : Vous développez le projet Florasigne, en quoi cela consiste-t-il ? 

CAROLINE S. H. : Florasigne est un projet de recherche pour rendre mieux accessible la botanique en langue des signes française et pour développer le signaire de la botanique. 

Conscients qu’une langue se créée dans le partage entre ses locuteurs, nous mettons en présence les ingrédients pour l’émergence lexicale. Nous organisons des évènements de découverte botanique où le public sourd et entendant signeurs est invité au fil des activités à élaborer de nouveaux signes. En lien avec ces évènements, nous organisons des groupes de travail regroupant experts botanistes, linguistes et locuteurs de la langue des signes pour travailler directement sur la création lexicale. Florasigne c’est une méthode, avec son propre cheminement et ses outils pour entrer dans l’univers des plantes. Nous tenons aussi à rester toujours au plus proche des besoins spécifiques du public des sourds signeurs.

La région Occitanie soutient notre démarche dans le cadre de la diffusion de la culture scientifique. Pour nous c’est un point important que notre reconnaissance passe par d’autres biais que celui du handicap. 

CHEMINEZ : En philosophie, on oppose souvent nature et culture. Vous utilisez donc la botanique pour créer des ponts entre les cultures sourdes et entendantes. Pourquoi la botanique et de quelle manière l’utilisez-vous ?

CAROLINE S. H. : Je suis ravie de votre question parce que je ne me l’étais pas posée. Nous sommes dans une société qui tend à nous déconnecter de nous-même et pour moi retrouver et nourrir le lien à notre nature me semble urgent. Le contact à la nature nous offre de nous rapprocher de nous-même. Cette base est précieuse dans la manière dont j’aborde le projet Florasigne. Mais ce processus de reconnexion passe aussi par la culture. Nous vivons en société, nous ne sommes pas des êtres sauvages. Nature et culture ont toutes deux leur place en chacun de nous. Le jardin représente la nature mais on le sait un jardin ça se cultive. Je pense que le projet Florasigne est avant tout culturel ; d’ailleurs la partie de la botanique qui nous intéresse le plus est l’ethnobotanique, c’est-à-dire les liens entre les plantes et les hommes. Je propose une véritable réflexion linguistique sur la botanique. La linguistique, c’est une science humaine, ça se range dans la culture. Si je me consacrais à la chimie des plantes, mon travail serait scientifique et se rangerait encore une fois dans la culture. Mais c’est vrai que nous faisons un lien entre nature et culture.

CHEMINEZ : Nous voulions vous faire réagir à une citation de Victor Hugo : « C’est une triste chose de penser que la nature parle et le genre humain ne l’écoute pas. » La nature est-elle un no man’s land où, les entendants ne sachant plus écouter, sont au même niveau que les sourds ? 

CAROLINE S. H. : C’est possible, effectivement. J’observe que le projet que je développe avec l’association Pont Signe plaît beaucoup aux entendants. La nature de la langue des signes, par sa force conceptuelle – puisqu’elle pose des concepts dans l’espace entre le locuteur et son interlocuteur grâce aux signes – permet une autre manière d’appréhender le nom d’une plante et ainsi améliorer sa compréhension. 

Je travaille dans des écoles au milieu d’enfants entendants, et cette nouvelle approche de la botanique par la langue des signes m’a permis de leur apprendre des éléments botaniques assez compliqués. Ils ont parfaitement compris ! 

Avant de vous redonner la parole, votre citation de Victor Hugo m’a fait penser à une autre citation de ce grand écrivain, qu’il a écrite le 25 novembre 1845 dans une lettre adressée à Ferdinand Berthier, lui-même sourd et grand défenseur de la cause des sourds : « Qu’importe la surdité de l’oreille quand l’esprit entend ? La seule surdité, la vraie surdité, la surdité incurable, c’est celle de l’intelligence. » Cette phrase de Victor Hugo est très célèbre au sein de la communauté sourde. 

CHEMINEZ : Josiane Ubaud nous expliquait dans une interview qu’elle nous a accordée combien l’utilisation des langues régionales dans le cadre de la botanique était riche en enseignements. Certaines subtilités de la langue occitane relèvent d’ailleurs d’observations scientifiques très poussées. Comment nomme-t-on les plantes chez les sourds ? Et quels enseignements pouvons-nous en tirer ?

CAROLINE S. H. : Tout d’abord, avant de répondre à votre question, je voudrais dire que je découvre le travail de Josiane Ubaud, je partage sa réflexion sur ce que nous enseignent les noms des plantes. Son projet de créer des dictionnaires franco-occitans pour la botanique est très important. 

Très peu de plantes ont un signe en langue des signes. Lorsqu’un sourd ne connait pas le nom d’une plante, il va la décrire. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, l’iconicité de la langue des signes permet de se passer des noms. Si le lexique est peu développé, cela est aussi lié au fait que les sourds n’avaient pas accès à ces connaissances. 

Pour créer des signes on peut choisir de s’appuyer uniquement sur les aspects visuels des plantes ou des concepts que l’on veut nommer. Cela représente une démarche naturelle chez les sourds. On peut aussi choisir de s’appuyer sur les mots du français à titre personnel, je trouve souhaitable de retranscrire dans la langue des signes les nombreux enseignements botaniques et médicinaux que permettent les noms des plantes de la langue orale. Bien évidemment, c’est un point de vue tout à fait subjectif, venant d’une entendante. Il me semble important de créer des ponts entre le français et la langue des signes afin que les sourds aient plus facilement accès aux nombreuses ressources existante en français. 

Même si certains linguistes ne sont pas d’accord avec moi, je pense que les noms des plantes sont motivés et que cela peut être mis en lien avec ce que l’on nomme l’iconicité en langue des signes ; par exemple, l’Achillée millefeuille, qui aurait des vertus hémostatiques, tient son nom du héros mythologique Achille, qui aurait sauvé un de ses compagnons en utilisant cette plante. Son épithète « millefeuille » est lié à la forme de ses feuilles très découpées. C’est une plante que l’on appelle aussi Sourcil de Vénus, parce que lorsque la feuille est jeune, elle ressemblerait presque à un sourcil. 

Ainsi, pour le millepertuis, une plante dont les feuilles sont reconnaissables à leurs nombreuses petites taches d’huiles très claires, tire son nom de l’ancien français : « mille pertuis » signifiant « mille trous ». J’ai proposé un signe : « FEUILLE » « TROU » « TROU » « TROU ». En l’occurrence, les langues vocales sont linéaires mais la langue des signes présente la particularité d’être multilinéaire, c’est-à-dire qu’elle est en 4 dimensions. Ce qui permet de les localiser puisque le signe permet de montrer que les « trous » sont sur la feuille. 

CHEMINEZ : Est-ce que la Fédération Nationale des Sourds pourrait harmoniser le vocabulaire botanique des sourds ? 

CAROLINE S. H. : L’harmonisation du vocabulaire ne fait pas partie des prérogatives de la Fédération Nationale des Sourds. Les trois objectifs de cette fédération sont : rassembler les sourds, défendre leurs droits et défendre le patrimoine et linguistique en langue des signes française. Ce n’est pas une académie comme peut l’être l’Académie française. 

Le Comité d’Experts en langue des signes française a la capacité d’émettre des avis linguistiques. Par exemple, ils ont développé une version dite « officielle » de La Marseillaise. En parallèle, de jeunes sourds se sont regroupés pour développer le signaire des sciences humaines en langue des signes. 

En revanche, même s’il existait une Académie dont l’objectif serait d’harmoniser le vocabulaire en langue des signes, le projet Florasigne a une autre dimension. Nous proposons dans le cadre de nos ateliers linguistiques la création de néologismes en langue des signes. C’est pour ça que je parle souvent de « poésie ». Nous sommes presque dans une activité de création artistique. 

Par ailleurs, il faut s’intéresser aux raisons pour lesquelles le signaire botanique est si peu important d’un point de vue quantitatif : c’est parce qu’il y a peu d’occasions pour les sourds de faire vivre ces mots botaniques dans leur langue. Ce que nous faisons, c’est que nous créons les conditions pour permettre le développement, même a posteriori, d’un vocabulaire botanique en langue des signes françaises. Nous ne sommes donc pas encore à la question de l’harmonisation et de la dictionnairique. 

Nous créons actuellement un site internet permettant de comprendre la botanique avec des supports visuels adaptés en langue des signes, et qui sera également un outil de diffusion du signaire que nous élaborons. Seront également présents d’autres signes développés par d’autres personnes. La différence entre ce site et un dictionnaire, c’est qu’un dictionnaire recense ; notre ambition, c’est de faire des propositions pour que les personnes s’en emparent. 

CHEMINEZ : Comment nos lecteurs peuvent-ils vous soutenir ? 

CAROLINE S. H. : Nous avons un grand besoin d’aide (rires). Nous sommes trois membres actifs dans l’association, mais nos projets sont très ambitieux. Nous sommes à la recherche de personnes compétentes et passionnées qui s’impliquent pour nos réalisations, graphistes, illustrateurs botanistes, aide administratif. Nous cherchons aussi à diversifier nos financements pour pérenniser nos actions


[1]  On dit d’un signe qu’il est motivé lorsqu’on on observe « une relation naturelle entre le signifiant et le signifié. […] La motivation n’exclut pas la convention » Guiraud P, (1971) La sémiologie, PUF, p33


Une réponse à « Pont Signe : l’association qui tisse des liens entre les cultures sourde et entendante (INTERVIEW) »

  1. Magnifique parcours… à partir de rien tout un monde créé, où des silences dansés tressent de multiples ponts heureux entre gens, nature, soi et choses de la vie… Bravo Caroline…

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