Un vieux proverbe corse dit : « A machja, ochji ùn hà ma ochji teni », ce qui se traduit par : « Le maquis ne dispose pas d’yeux, mais il voit tout. » C’est sans doute ce que ressent Joseph Cardelli, le personnage du film Le Mohican de Frédéric Farrucci, lors de sa fuite dans le maquis corse. Après avoir tué accidentellement un mafieux qui le harcelait pour lui prendre son terrain, le dernier berger du littoral de l’Île de Beauté est contraint de fuir pour éviter d’être assassiné à son tour, trouvant refuge dans le maquis.

Ce berger, qui s’occupe d’animaux, devient à son tour une proie. Ses prédateurs : les mafieux et les gendarmes corrompus qui le poursuivent. À l’instar des chèvres et des moutons, qui sont la proie des loups, les bergers sont victimes de la spéculation financière, dont les dents acérées prennent la forme de billets et de balles de revolver. Le littoral corse perd progressivement sa beauté originelle, tandis que surgissent des villas de luxe avec piscine et vue sur la mer, telles des traces de morsure sur un os rongé.

Sorti en salles le 12 février 2025, Le Mohican est le second long-métrage de Frédéric Farrucci. Pour son écriture, le cinéaste s’est inspiré du berger Joseph Terrazzoni, qu’il avait rencontré pour les besoins du film documentaire Un Mohican (2017). Joseph Terrazzoni, étant le dernier berger du littoral corse — une activité autrefois répandue sur l’Île de Beauté mais qui a progressivement disparu à cause du surtourisme — se considère lui-même comme « le Dernier des Mohicans »[1]. Cette conversation avec un berger « convaincu qu’il recevrait la visite de personnes auxquelles on ne peut pas dire non » (dossier de presse) a inspiré l’écriture du long-métrage, qui pose la question : « Et si cela arrivait vraiment ? »

L’expérience de Frédéric Farrucci en tant que réalisateur de documentaire a définitivement influencé la conception du film Le Mohican, en l’ancrant dans la réalité. De la caméra, qui colle au plus près des personnages, au choix du casting — dont certains acteurs jouent leurs propres rôles, à l’instar de Marc Memmi, berger-vétérinaire déjà au cœur d’un autre documentaire réalisé par le cinéaste — le film « s’est naturellement construit autour d’une dimension réelle », comme l’explique Farrucci en interview. Le film met également en valeur la langue corse, rappelant ainsi le caractère bilingue de l’île.

Ainsi, Alexis Manenti, qui incarne Joseph Cardelli à l’écran, a rencontré le berger Joseph Terrazzoni. « Il était indispensable pour moi que les autres comédiens et l’équipe rencontrent Joseph pour comprendre de quel bois est fait un ‘Mohican’ et pour qu’ils prennent la mesure de ce territoire et de ce qui s’y joue. » La bergerie de Terrazzoni et ses environs ont d’ailleurs servi de lieux de tournage.

En traitant des conséquences du surtourisme sur la vie d’un individu et sur son environnement, le réalisateur tisse un dialogue passionnant avec Nord Sentinelle, le dernier roman de Jérôme Ferrari, que nous avons chroniqué sur notre site. Dans cet ouvrage, paru lors de la rentrée littéraire de septembre 2024, le lauréat du Prix Goncourt 2012 s’interrogeait sur les responsabilités et répercussions du tourisme de masse en Corse. L’auteur d’À son image évoquait également la place des bergeries dans les nouvelles activités touristiques en Corse, qui servent de caution authentique pour des séminaires d’entreprises ou des « love hotels ».

Le Mohican parvient à être un film immensément actuel ; sa sortie en salle résonne avec les manifestations qui se multiplient en Corse depuis février 2025 pour lutter contre la mafia et la corruption.

Mais Frédéric Farrucci fait également un geste de cinéma audacieux : en reprenant les codes du western, il propose une lecture insulaire de la lutte contre la colonisation. Le titre du film, Le Mohican, rappelle ceux de nombreux westerns qui épousent le point de vue des Amérindiens colonisés contre les colons, comme Les Cheyennes de John Ford (1964) ou Le Dernier des Mohicans de Michael Mann (1992).

Cependant, le cinéaste ne se contente pas de multiplier les références aux classiques du western. Son utilisation des paysages corses et d’acteurs qui possèdent de véritables « gueules de cinéma », qui n’auraient pas déparé dans un film de Sergio Leone ou Quentin Tarantino, lui permet de révéler que l’Île de Beauté possède tous les ingrédients nécessaires pour faire du cinéma populaire : les décors, les acteurs, les légendes.

Le western n’est pas un choix anodin : en plus d’être le genre matriciel du cinéma populaire américain, c’est également celui du roman national. Il raconte un territoire que les hommes tissent de légendes, de souvenirs, de langues, et de luttes, pour en faire un cri d’amour à la terre de leurs ancêtres. Ici, le pari est réussi, puisque le Mohican devient un héros et montre qu’une seule voix, faite de convictions, peut se dresser face au mal qui rôde. Le berger solitaire devient ainsi un héros populaire.

Frédéric Farrucci fait du berger une force de la nature que même les balles de revolver n’arrêtent pas. Si Joseph Cardelli ne tire pas plus vite que son ombre, il encaisse et se relève à chaque fois qu’il tombe. La mafia ravage la Corse en tuant plusieurs bergers, mais Joseph reste toujours droit, fixé sur la terre de ses ancêtres, aussi solidement que les montagnes qui l’entourent.

Parallèlement au combat de Joseph Cardelli pour sa survie, la résistance s’organise en ville grâce à sa nièce, qui médiatise sa lutte sur les réseaux sociaux. À force de publications sur Internet, la jeune femme fait de son oncle un héros. Comme les chefs amérindiens, Joseph Cardelli est précédé par sa propre légende. Les réseaux sociaux servent ici de contrepoids à l’information officielle ; c’est une arme populaire et démocratique permettant de rétablir la vérité, de propager la légende du Mohican et de s’organiser.

Depuis septembre 2024, le public français a pu découvrir trois films corsesÀ son image de Thierry de Peretti, Le Royaume de Julien Colonna, et Le Mohican de Frédéric Farrucci. Si les deux premiers films ont ouvert la voie à l’émergence d’un cinéma corse, Le Mohican lui offre son premier héros populaire.


[1] L’expression « Le Dernier des Mohicans » fait référence au roman éponyme de James F. Cooper (1826), adapté au cinéma par Michael Mann (1992). Les Mohicans sont un peuple autochtone américain, vivant le long de l’Hudson dans l’État de New York avant l’arrivée des Européens.


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