À l’occasion de la saint Valentin, la rédaction de Cheminez vous invite de nouveau à  sortir des sentiers battus pour parler d’Amour. Cette fois-ci il n’est pas question de voir la vie en rose mais en noir et blanc, dans le sublime documentaire Adieu sauvage qui interroge notre rapport à l’amour et au langage. Peut-on aimer sans jamais dire « Je t’aime » ? 

Notre amour pour les langues nous a naturellement amenés à nous intéresser à l’Amour dans les différentes langues et cultures. Certains peuples disposent de pléthore d’expressions, mots, nuances sémantiques pour désigner les sentiments amoureux, tandis que d’autres se limitent parfois à un seul mot. 

À titre d’exemple, les langues romanes (français, espagnol, italien) utilisent le verbe aimer sous différentes formes et à divers degrés d’intensité. En anglais, on aura recours au verbe aimer (love) en référence à l’amour romantique, amical ou à l’appréciation de choses. Cette aisance de locution ne manque jamais de déconcerter nos amis chinois ou japonais qui se montrent plus réservés dans la verbalisation de l’amour et privilégieront les actes jugés plus éloquents.

L’expression de l’amour et des sentiments est profondément enracinée dans les structures linguistiques et culturelles. Chaque peuple transcrit l’amour selon ses propres valeurs par le prisme de sa richesse lexicale ou de démonstrations plus admises.

Dans son documentaire Adieu sauvage, lauréat du grand Prix FIFAC 2023, le réalisateur Sergio Guataquira Sarmiento part à la rencontre d’une communauté d’autochtones en pleine jungle colombienne, les Cacuas. Ce peuple indigène est voué à disparaître car il se meurt d’amour, alors même qu’il ne possède pas de mots dans sa langue pour désigner le sentiment amoureux.

Le réalisateur est lui-même issu de cette communauté dont il n’a gardé que ce nom qui déborde chaque année des cases de sa déclaration d’impôts belge. 

Le documentaire s’ouvre sur cette phrase de Sergio Guataquira Sarmiento : « Je suis descendant d’un peuple pratiquement disparu et ce qu’il reste se sont des natifs éparpillés dans le monde comme mon père, ma soeur et moi». On attribue cette extinction en partie à une vague de suicides qui frappe ces indigènes colombiens. Le réalisateur nous annonce que c’est initialement cette nouvelle qui a motivé son projet d’investigation auprès des Cacuas. Mais le documentaire prend une autre tournure et on assiste avec lui aux bouleversements intérieurs qui le confrontent à son altérité, naviguant entre l’homme blanc et l’indien.

D’emblée, le réalisateur prend conscience de l’indianité vécue comme un fardeau et une honte en Colombie. La plupart des indigènes installés en ville cherchent à s’occidentaliser. Depuis l’arrêt de la guerre civile colombienne en 2016, la population de cette région est constituée de soldats armés, d’autochtones destitués de leur jungle et d’enfants issus de ce remaniement. Ces derniers sont exilés sur leur propre terre, jonglant entre deux mondes sans véritablement appartenir à l’un ou à l’autre. Alors dans la ville l’indigène se fait discret mais il suffit d’un patronyme indien pour être assimilé à un sauvage par les « blancs ».

« Dans la jungle, la plupart des suicides sont liés au mal d’amour. Dans cette région oubliée de tout et de tous, les blancs disent que ces sauvages ne ressentent rien, qu’ils ne sont pas comme eux, qu’ils ne savent pas aimer. Je vais rencontrer un peuple qui se meurt d’amour, alors que dans leur langue ils ne savent pas dire « je t’aime » ».

Pourtant, dès son premier contact avec la jungle chaque interaction du réalisateur est emprunte d’un onirisme poétique que les paysages naturels viennent sublimer. Le principal interlocuteur de Sergio Guataquira Sarmiento est un des derniers autochtones Cacuas, Laureano Gallego Lopez et parle espagnol. Celui-ci vient l’aborder en lui faisant remarquer qu’il n’est pas d’ici car il ne regarde pas le fleuve comme les autres. Le réalisateur se présente à lui comme un indien mais Laureano le désignera systématiquement comme « le blanc » lorsqu’il fera l’interprète au sein de la communauté autochtone.

Sergio Guataquira Sarmiento ne mentionne jamais frontalement les vagues de suicides liés au mal d’amour qui frappent les Cacuas, et s’adapte avec humilité et respect au rythme de ses hôtes. On le perçoit notamment dans la photographie du film en noir et blanc, un parti pris pour aller à l’essentiel sans distraction des couleurs. Il y a également une volonté de ne pas exotiser cette jungle avec une perspective coloniale des peuples indigènes. Le réalisateur parle de radiographie émotionnelle d’un peuple en proie à ce mal d’amour. Un peuple qui s’étouffe à ne rien exprimer. On ressent l’amertume de vivre dans une jungle luxuriante et manquer de mots dans son herbier émotionnel. On découvre qu’il n’y a pas de mot pour exprimer « je suis triste » mais qu’on le signifiera de manière factuelle par « je pleure ». Le réalisateur nous partage une scène émouvante où il apprend à son désormais ami Laureano, le terme « nostalgie » que ce dernier se réapproprie par « la joie d’être triste ».

Malgré une pellicule en noir et blanc, les paysages ne manquent pas de nous émerveiller avec certaines prises de vue, dont une scène qui n’est pas sans rappeler un célèbre tableau de Caspar David Friedrich. Cette Nature incarne une fonction salvatrice quand les mots manquent pour exprimer l’amour. C’est une langue à part entière à qui veut tendre l’oreille et ouvrir grand les yeux. Il faut savoir écouter la pluie et le vent qui souffle, l’orage qui gronde en guise de salutations  : « la Nature nous dit qu’elle nous aime ».

Le silence de la jungle laisse parfois la place au ravissement comme cette séquence où la bien aimée prend la forme d’un papillon et manifeste sa présence en se posant sur le bout du nez de l’heureux élu.

Le réalisateur n’apporte pas de réponse toute faite, ethnocentrée pour expliquer ces vagues de suicides. Il est alors légitime de se questionner sur cette altérité que subissent les cacuas en plein coeur : peut on véritablement considérer que tout un peuple ne ressente rien et n’ait aucun mot pour exprimer l’amour au point d’en mourir ? Est-ce que cette tristesse et solitude qui transparaissent à l’écran ne sont pas aussi liées à l’inéluctable disparition de sa propre culture, en proie à l’exploitation des richesses et à la transformation de son environnement dans l’indifférence généralisée? Comment exprimer l’amour si la langue de l’autre nous en considère incapable ? 

Le dernier chamane de la communauté témoigne impuissant de son peuple qui s’amoindrit au rythme des jeunes quittant la jungle pour la ville et des autres quittant le monde des vivants.

La relation de confiance et d’amitié qui se crée entre le réalisateur et les Cacuas donne lieu à un sublime monologue final : contemplant une mer de nuages, Laureano nous livre  avec pudeur et sagesse un vibrant hommage à l’amour de la vie.

Le prétendu sauvage laisse sans voix le spectateur derrière son écran qui en perd ses mots. 

Adieu sauvage de Sergio Guataquira Sarmiento, disponible gratuitement sur France TV jusqu’au 06/04/2025.

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