Disney a sans doute occupé une place importante dans l’enfance d’une large partie de nos lecteurs. Les classiques d’animation du studio américain ont été une porte d’entrée sur de nombreux chefs-d’œuvre de la littérature européenne : des contes (Blanche Neige et les Sept Nains, Cendrillon, La Belle au Bois Dormant), des romans (Peter Pan, Alice au Pays des Merveilles), des pièces de théâtre (oui, Le Roi Lion est inspiré du Hamlet de Shakespeare). Le tout raconté à la sauce américaine !
Face à cette hégémonie, certains spectateurs préfèrent regarder vers l’Extrême Orient, et plus précisément vers le Japon, d’où nous viennent les films d’animation du studio Ghibli, fondé par Hayao Miyazaki, Isao Takahata et Toshio Suzuki, et dont la poésie et les thèmes, à la fois très japonais et universels, ont participé à imposer le cinéma d’animation japonais en grand concurrent de l’Ogre américain.
Mais le continent européen possède aussi un certain nombre de studios d’animation très performants. On peut citer le studio anglais Aardman Animations (Wallace & Gromit, Shaun le Mouton) ou encore les français de Fortiche Production (Arcane). Aujourd’hui, nous voudrions attirer votre attention sur le travail du studio irlandais Cartoon Saloon, et plus particulièrement sur celui de son co-créateur, le cinéaste Tomm Moore.

Né en 1977 à Newry en Irlande du Nord, Tomm Moore déménage pendant l’enfance avec sa famille à Kilkenny, en République d’Irlande. Après ses études secondaires, il rejoint Dublin pour étudier l’art du cinéma d’animation. En 1999, lors de sa dernière année d’étude, le jeune homme cofonde, avec ses deux camarades de promotion Paul Young et Nora Twomey, le studio Cartoon Saloon. L’objectif est simple : plutôt que de former des réalisateurs et des animateurs irlandais destinés à travailler en Angleterre ou aux États-Unis, Cartoon Saloon propose de faire du cinéma d’animation irlandais… en Irlande !
Néanmoins, le studio a du mal à financer son premier film, Brendan et le Secret de Kells de Tomm Moore et Nora Twomey, qui n’entrera en production qu’en 2005 malgré un premier teaser produit plusieurs années plus tôt. Écrit par Tomm Moore, ce long-métrage entièrement dessiné à la main nous invite à découvrir les aventures de Brendan, un jeune moine de douze ans apprenant l’art délicat de l’enluminure dans l’abbaye fortifiée de Kells, dans l’Irlande du IXème siècle. Afin de terminer un livre inachevé, le jeune garçon doit sortir de l’abbaye pour la première fois, et traverser une forêt enchantée où se cachent de dangereuses créatures.

Revendiquant l’influence à la fois du film d’animation Le Voleur et le Cordonier du réalisateur canadien Richard Williams (1993), de l’art de Hayao Miyazaki, des illustrations du suédois du dessinateur John Bauer et du peintre symboliste autrichien Gustav Klimt, Tomm Moore propose un long-métrage d’animation mêlant Histoire et mythologie irlandaise. Le film raconte l’histoire du Livre de Kells, un manuscrit rédigé au VIIIème siècle, comprenant les Quatre Évangiles, et enluminé par des moines irlandais de culture celtique.
Pour le casting, Tomm Moore et Nora Twomey font appel à des interprètes exclusivement irlandais, dont Brendan Gleeson (Les Banshees d’Inisherin, Harry Potter), tandis que la musique est confiée au français Bruno Coulais (Les Choristes) et au groupe de musique traditionnelle irlandais Kíla.

Absolument superbe, Brendan et le Secret de Kells a été très chaleureusement accueilli à sa sortie en 2009, notamment dans les festivals dans lesquels il a été présenté. Le film a été nominé pour l’Oscar du meilleur film d’animation, mais a perdu face à Là-haut du studio Pixar (filiale du groupe Disney). Il remporte cependant un certain nombre de récompenses prestigieuses, dont le Prix du Public du Festival du film d’animation d’Annecy. Mais, en dépit de critiques dithyrambiques, Brendan et le Secret de Kells est un échec au box-office : il rapporte à peine 3,5 millions de dollars de recettes et ne rembourse pas son budget estimé à 8 millions de dollars.
Cinq ans plus tard, après avoir réalisé le segment L’Amour dans le film d’animation de production internationale Le Prophète (adaptant le chef-d’œuvre du poète libanais Khalil Gibran), Tomm Moore revient avec Le Chant de la Mer, son deuxième film, qui est également le deuxième long-métrage de son studio.

Le Chant de la Mer raconte l’histoire de deux jeunes frère et sœur, Ben et Maïna (Saoirse dans la version irlandaise), qui vivent avec leur père en haut d’un phare sur une petite île. Lorsque Maïna, jeune fille muette, revêt un manteau trouvé dans un coffre, elle découvre qu’elle est capable de se transformer en phoque. Elle est une selkie, une créature issue des folklores des Shetlands écossais, irlandais et îles Féroé. Avec son chant, la jeune fille est en capacité de délivrer les êtres magiques (les sidhes) du sort que leur a jeté la redoutable Sorcière aux Hiboux.
Comme pour Brendan et le Secret de Kells, Le Chant de la Mer puise abondamment dans la mythologie et les légendes celtiques. En plus des selkies et des sidhes, le film intègre le malheureux géant Mac Lir, qui a pleuré tout un océan avant que sa mère ne le transforme en pierre pour apaiser sa tristesse.

Le Chant de la Mer marque profondément la critique, notamment pour son esthétique – proche du précédent film. Peint à l’aquarelle, le film propose des aplats de couleur inspirés par l’oeuvre du grand peintre irlandais Paul Henry. Pour le dessin, Tomm Moore utilise des formes géométriques très arrondies, rappelant l’importance fondamentale du cercle dans la culture celtique, et intègre dans ses décors des caractères de l’écriture oghamique, un alphabet antique utilisé pour écrire le vieil irlandais et dont on trouve des traces sur plusieurs centaines de pierres et de monuments en Irlande et en Grande-Bretagne.
À l’instar de son premier film, Tomm Moore convie un casting essentiellement irlandais et la musique est à nouveau confiée à Bruno Coulais et à Kila. Le film a bénéficié d’un accueil critique très positif, a remporté plusieurs récompenses prestigieuses, a été nommé à l’Oscar du meilleur film d’animation (qu’il a perdu face le classique d’animation Les Nouveaux Héros de Disney), et n’a pas remboursé son budget…

Tandis que Nora Twomey planche sur le film d’animation Parvana, une enfance en Afghanistan (2017), co-produit par Cartoon Saloon, Tomm Moore travaille sur son troisième film, Le Peuple Loup, qui vient clore une trilogie consacrée au folklore irlandais. Sorti en 2020, le film raconte l’histoire de Robyn Goodfellowe, une jeune fille anglaise qui a suivi son père chasseur de loup en Irlande, à Kilkenny, afin d’anéantir la dernière meute de loups à la fin du XVIIème siècle. En se baladant à l’extérieur des murs de la ville, Robyn fait la rencontre de Mebh, une jeune fille aux longs cheveux roux comme le feu et à l’esprit libre comme l’air, appartenant à une mystérieuse tribu ayant la capacité de se transformer en loup la nuit.
Se basant une fois encore sur le folklore irlandais, Le Peuple Loup est à la fois une ode à la nature et à l’esprit d’indépendance du peuple de l’Île d’Émeraude. Dans le dossier de presse du film, Tomm Moore explique s’être inspiré d’un fait historique : « Les Anglais cherchaient à « civiliser » l’Irlande en coupant toutes les forêts et en essayant d’exterminer les loups, car ils incarnaient symboliquement le caractère indomptable du pays ».

Mais Le Peuple Loup est peut-être aussi le plus personnel de la trilogie. En effet, comme Robyn Goodfellowe, c’est à Kilkenny que Tomm Moore a débarqué en arrivant en République d’Irlande. Il nous plait d’imaginer qu’à l’instar de son personnage, le jeune réalisateur – d’origine britannique, puisque nord-irlandais – a appris à embrasser pleinement la culture et l’esprit irlandais. Une volonté d’indépendance qui le pousse d’ailleurs à créer un studio sur lequel ne repose pas la main contraignante des grands groupes de production américains et anglais.
Le Peuple Loup a suivi le chemin des films Brendan et le Secret de Kells et Le Chant de la Mer, et a lui aussi été nommé pour l’Oscar du meilleur film d’animation. Grâce à un contrat de distribution signé avec AppleTV+, le dernier film de Tomm Moore et de Cartoon Saloon a gagné en visibilité.

Même si les films du studio irlandais ne sont pas des succès équivalents aux productions des grandes entreprises américaines et japonaises, il est désormais difficile pour le milieu du cinéma d’animation d’ignorer les réalisateurs de Cartoon Saloon. Ainsi, le dernier film de Nora Twomey, Le Dragon de mon père, a pu être distribuer en exclusivité par Netflix Animation en 2022. Quant à Tomm Moore, il travaille sur deux projets de longs-métrages, La Nuit d’McKenzie et Mythopolis, dont il a écrit les scénarios. On espère que ces projets remporteront le succès que mérite ce studio.
À la rédaction de Cheminez, nous nous questions régulièrement sur les conditions de la possibilité d’un cinéma régional dans un système de production qui juge tout projet selon son potentiel de rentabilité. Le cinéma de Tomm Moore et du studio irlandais Cartoon Saloon vient peut-être nous donner quelques éléments de réponse…

En effet, l’industrie du cinéma de la République d’Irlande est minuscule en comparaison avec les industries américaines et britanniques. Pays anglophone, l’Irlande se retrouve prise en étau par ces deux pôles, et voit nombre de ses acteurs et metteurs en scène quitter l’Île pour participer à des productions étasuniennes et anglaises.
En dépit du fait qu’aucun de ses films n’est parvenu à rembourser son budget en salles, Cartoon Saloon continue de produire de plus en plus de longs-métrages, en comptant avant tout sur la critique et les récompenses – qu’elles soient institutionnelles ou gagnées dans les festivals. Ainsi, malgré les échecs économiques, le studio irlandais a réussi à attirer l’attention des nouveaux acteurs que sont les plateformes de streaming, telles que Netflix et AppleTV+ .
Compte tenu que Netflix et consort ont l’obligation légale de produire des films français, on ne peut qu’espérer que le succès critique des films corses Le Royaume de Julien Colonna ou À son image de Thierry Peretti, ou encore du jurassien Vingt Dieux de Louise Courvoisier, arrivera jusqu’aux oreilles des dirigeants locaux des plateformes de streaming et les convaincra de financer des films régionaux. Ce serait un beau cadeau de Noël !
Cet article vous a intéressés ? Alors n’hésitez pas à découvrir Fontaines D.C., le groupe de post-punk le plus passionnant du moment, qui s’interroge dans ses chansons sur l’identité irlandaise.






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