« C’est fou ce que je me sens mieux depuis que j’ai débarqué dans ce cher et malpropre Dublin », s’exclame le journaliste Ignatius Gallaher à son ami Little Chandler dans Un petit nuage, la huitième nouvelle du recueil Dublinois de James Joyce. Cette phrase aurait pu figurer dans une chanson du groupe de post-punk irlandais Fontaines D.C., que la presse internationale voit en grands sauveurs du rock.
Formé à Dublin par cinq jeunes amoureux de littérature irlandaise, Fontaines D.C. est profondément ancré dans la ville qui l’a vu naître. Dès leur premier album, Dogrel – en référence à un type de poésie originaire de la classe ouvrière irlandaise –, les cinq Dublinois font sensation avec un punk poétique, qui évoque à la fois le groupe irlandais The Pogues, le chant du britannique Morrissey et le lyrisme de Ian Curtis de Joy Division.

Décrit comme une lettre d’amour aux rues de ce « dear dirty Dublin » que décrivait James Joyce dans ses romans, Dogrel explore une ville dont la chaleur ne parvient pas à étouffer ce sentiment de stagnation qui pousse les personnages de l’écrivain irlandais à quitter leur ville natale. Dans Big, la chanson d’ouverture de l’album, le chanteur et leader du groupe, Grian Chatten, décrit la capitale irlandaise comme une « ville enceinte avec un esprit catholique » (« Dublin in the rain is mine / A pregnant city with a catholic mind ») et se fait cette promesse: « My childhood was small / But I’m gonna be big » (« Mon enfance était petite, mais je vais être grand ».
À ce titre, la chanson Boys in the Better Land est presque programmatique, en invoquant directement l’auteur d’Ulysse et de Dublinois : « You’re not alive until you start kicking / When the room is spinning and the words aren’t sticking / And the radio’s all about a runaway model / With a face like sin and a heart like a James Joyce novel » (“Tu n’es pas vivant tant que tu ne commences pas à donner des coups / Quand la pièce tourne et que les mots n’adhèrent pas / Et que la radio parle d’un modèle fugueur /Avec un visage comme le péché et un cœur comme un roman de James Joyce »).
Du punk, Fontaines D.C. reprend l’énergie et la rage, mais aussi la naïveté. Le groupe se rend à Londres pour enregistrer son second album, A Hero’s Death, paru un an après Dogrel et dans lequel le groupe prend un tournant post-punk. Apparu à la fin des années 1970 en Angleterre, le post-punk propose une musique et des paroles moins directes, moins brutales, plus introspectives et plus expérimentales que le punk.
Musicalement, Fontaines D.C. se rapproche plus de The Cure et Joy Division, dès le très sombre I Don’t Belong, qui ouvre l’album. Les chansons évoquent le sentiment de déracinement du groupe, à la manière d’Oh Such a Spring : « Down by the docks / The weather was fine / The sailors were drinking American wine / And I wished I could go back to spring again ». (« Près des quais / Le temps était beau / Les marins buvaient du vin américain / Et j’aurais aimé pouvoir retourner au printemps. »)
Parfois, l’énergie punk revient, la naïveté en moins. Ainsi, pour écrire la chanson qui a donné son nom à l’album, Grian Chatten reconnaît l’inspiration du poète et dramaturge irlandais Brendan Behan, républicain et membre de l’IRA, et montre toute sa sensibilité pour le romantisme insurrectionnel des classes populaires irlandaises. Donnant une succession de conseils et de vérités à la manière de Rudyard Kippling dans Tu seras un homme mon fils, il répète inlassablement « Life ain’t always empty » (« La vie n’est pas toujours vide ») – un constat inverse au sentiment de stagnation qui régnait dans Dogrel.
Également enregistré à Londres, l’album suivant évoque la manière dont les origines irlandaises de Fontaines D.C. se transposent dans un autre pays où ils font pour la première fois l’expérience d’être un étranger et de la xénophobie. Le titre et la pochette de l’album sont assez éloquents : signifiant en gaélique irlandais « La Damnation du Cerf » (le cerf est un animal très important dans la culture celtique), Skinty Fia s’offre une cover illustrant un cervidé qui a perdu ses bois, perdu dans une maison anglaise.
Pour la première fois de son existence, le groupe irlandais utilise le gaélique, notamment pour le titre de la chanson In ár gCroíthe go deo, en référence au combat judiciaire qui a opposé la famille de Margaret Keane – une dame irlandaise de Coventry décédée en 2018 à l’âge de 76 ans – à la Cour de justice de l’Église d’Angleterre, parce qu’elle souhaitait inscrire sur sa pierre tombale cette expression gaélique, signifiant « Dans nos cœurs pour toujours ». La famille a fini par triompher en 2021 et a joué la chanson de Fontaines D.C. sur la pierre tombale en signe de reconnaissance.
À l’occasion d’une interview pour Apple, Grian Chatten affirme qu’il a désiré explorer « le caractère irlandais, qui se bat pour ne pas être détruit parce qu’il existe dans un autre pays » notamment à travers la chanson Jackie Down the Line. Dans I Love You, il écrit une lettre d’amour à l’Irlande. Un amour sincère, mais lucide, conscient des défauts de l’île d’Émeraude, qui a « ouvert la fenêtre sans jamais avoir ouvert la porte » (« You only open the window, never open up the door ») : « I love you like a penny loves the pocket of a priest / And I’ll love you ‘till the grass around my gravestone is deceased » (“Je t’aime comme un sou aime la poche d’un prêtre et je t’aimerai jusqu’à ce que l’herbe autour de ma tombe soit morte »).
Le chanteur appelle également à un sursaut des quartiers populaires dublinois (« les cockeys »), à qui il désire parler des échecs des deux partis politiques irlandais : « And I’m heading for the cokeys, I will tell ’em ’bout it all / About the gall of Fine Gael and the fail of Fianna Fáil » (« Et je me dirige vers les cockeys, je vais leur parler de tout, de l’audace du Fine Gael et de l’échec du Fianna Fáil »).
Aujourd’hui, Fontaines D.C. assure la promotion de son quatrième album, Romance, sorti en août dernier et qui rend hommage cette fois-ci au manga japonais Akira de Katsuhirō Otomo et au cinéma de Paolo Sorrentino. Tandis que la presse internationale plébiscite cet album plus pop (et très efficace), nous avons désiré nous intéresser aux trois premiers albums du groupe, qui propose une réflexion poussée et poétique sur l’identité et sur l’exil.






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