Devenu un véritable El Dorado pour cinéphiles, le cinéma sud-coréen a supplanté le cinéma hongkongais en tant que chouchou du public et de la critique. À tel point que l’on oublierait presque qu’il n’y a pas si longtemps, Hollywood avait les yeux rivés sur la Perle de l’Orient. Les films d’action hongkongais ont inspiré de grands succès américains, de Jack Burton dans les griffes du Mandarin de John Carpenter à The Matrix des Wachowski, en passant par Kill Bill de Quentin Tarantino et Bad Boys 2 de Michael Bay.

Mais que s’est-il passé pour que le cinéma hongkongais, si vivant, si inventif, se fasse ainsi détrôner ? Bien sûr, l’émergence de cinéastes sud-coréens aussi talentueux que Park Chan-wook, Bong Joon-ho, Kim Jee-woon, Na Hong-jin, explique l’émergence des films sud-coréens dans les habitudes de consommation occidentales ; bien évidemment, le soutien des plateformes de streaming comme Netflix, qui ont très tôt compris que l’intérêt du public penchait de plus en plus vers le Pays au Matin Calme, a sans doute contribué à solidifier le phénomène.

Mais la « chute » du cinéma hongkongais s’explique aussi, et surtout, par la situation de crise dans laquelle se trouve cette industrie depuis les années 1990 et la rétrocession de Hong Kong à la Chine, et dont les conséquences ont commencé à se faire ressentir en Occident avec plusieurs années de retard, à la manière d’une étoile morte à plusieurs milliers d’années lumières et dont on continue de percevoir la lueur.

The Killer, de John Woo

Touchée par la censure chinoise d’une part et par l’offensive américaine sur le marché asiatique d’autre part, la Perle de l’Orient a vu ses plus grands metteurs en scène déserter. John Woo travaille désormais avec Hollywood et a adapté son propre film The Killer avec Omar Sy, Tsui Hark réalise désormais des films davantage tournés vers la culture et l’Histoire chinoises comme La Bataille de la Montagne du Tigre et La Bataille du lac Changjin, Wong Kar Wai n’a plus réalisé de film depuis le magnifique The Grandmaster en 2013. En 2012, le réalisateur Johnnie To se lamentait dans une interview accordée au Monde que « la situation du cinéma à Hong Kong est devenue chaotique » suite à la rétrocession. « Le niveau [du cinéma hongkongais] est devenu tellement bas qu’il lui est devenu très difficile de se relever. », concluait-il.

Difficile, oui, mais pas impossible. À la manière des Irréductibles Gaulois d’Astérix, le cinéaste Soi Cheang fait de la résistance et tente de redynamiser un cinéma hongkongais moribond. En 2021, il réalisait avec Limbo un polar nihiliste et étouffant, renouant avec la misanthropie qui a fait la gloire du genre dans sa version HK. Brutal et virtuose, le long-métrage décrivait la Perle de l’Orient comme une décharge à ciel ouvert, un labyrinthe suintant avec en son cœur l’Apocalypse.

En 2024, le réalisateur est revenu avec City of Darkness ; il place cette fois son histoire dans la Citadelle de Kowloon, une enclave chinoise au sein du Hong Kong d’avant la rétrocession, démantelée en 1993. Ce bidonville vertical était un quartier où régnait l’anarchie, peuplé de maisons closes, de casinos et d’industries clandestines et illicites, qui défiait la loi britannique en vigueur à Hong Kong.

On y suit les aventures de Chan Lok-Kwun, un clandestin chinois cherchant une vie meilleure à Hong Kong ; trahi par Mr. Big, le chef d’une triade locale, il est contraint de trouver refuge dans la citadelle de Kowloon, en se plaçant sous la tutelle de Cyclone, le seigneur du crime du bidonville. Dans la citadelle, Chan Lok-Kwun découvrira l’immense solidarité des habitants et trouvera un lieu et des personnes à protéger.

Avec ses combats d’arts martiaux aussi violents que bien chorégraphiés, City of Darkness réinvestit le cinéma d’action HK. Soi Cheang convoque d’ailleurs deux maîtres du genre, les acteurs Louis Koo et Sammo Hung, qu’il prend plaisir à iconiser. Ces deux monstres sacrés sont magnétiques et volent toutes les scènes dans lesquelles ils apparaissent.

Mais en plus d’être l’un des films d’action les plus excitants de l’année, City of Darkness apparaît comme un nouveau manifeste du cinéma Hongkongais. C’est à la fois une photographie nostalgique de ce que fut cette branche passionnante du cinéma asiatique à son apogée, ainsi qu’une démonstration de ce qu’il pourrait devenir aujourd’hui avec l’utilisation des CGI.

Ainsi, la solidarité entre les habitants de la citadelle de Kowloon rappelle celle qui unissait les réalisateurs de l’âge d’or du cinéma hongkongais et dont se remémorait le journaliste Jean-Pierre Dionnet à l’occasion d’un numéro de Dans la Légende de Sebastien-Abdelhamid Godelu pour CliqueTV : « Je me souviens d’un soir où Tsui Hark a dit à un autre grand réalisateur de Hong Kong, Ringo Lam ou Kirk Wong : Ce soir il faut qu’on filme parce que je dois prêter ma caméra à un jeune mec qui tourne son premier film dans l’endroit le moins cher du monde et qui va exploser juste après : Wong Kar Wai. »

L’anarchie, très présente à Kowloon, était également l’un des moteurs de l’industrie hongkongaise du cinéma. Jean-Pierre Dionnet, toujours : « Hong Kong, c’est tout petit. Il y a un seul tournant en épingle à cheveu dans toute la ville. On va le voir dans tous les films. Mais souvent ils n’avaient pas l’autorisation de tourner. J’ai assisté à un ou deux tournages [de John Woo]. On arrive devant la banque. On tire. Chow Yun-fat court. Et on remballe parce que la police arrive pour leur demander l’autorisation de tournage. Ils ne l’auraient jamais eue ! […] J’ai assisté à une scène un peu terrifiante. C’était devant la Bank of China. Tout d’un coup, il y a un impact dans le mur. Ils font un zoom pour qu’on voit bien l’impact. Mais c’était avec une balle réelle. Donc il fallait filer vite avant que la police arrive. »

Présenté au Festival de Cannes 2024 en séance de minuit, City of Darkness a rencontré un vif succès critique. Il a été choisi pour représenter Hong Kong pour l’Oscar du meilleur film étrange aux Oscars 2025. Fort de ce succès, Soi Cheang a annoncé travailler sur une suite et sur une prequelle, qui seront tournées simultanément. On a hâte de voir le résultat !


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