En août 2017, à l’occasion d’une interview accordée au Point pour la promotion de son monumental roman Jérusalem qui venait de paraître en France, l’auteur britannique Alan Moore a livré une étonnante confidence : « Lorsque j’avais une trentaine d’années, on m’a proposé d’aller vivre à Londres. Mais je n’aime pas Londres, excepté comme sujet de fiction.» Si plusieurs ouvrages d’Alan Moore ont pour cadre Northampton, sa ville natale, la capitale anglaise est le lieu où se déroule l’action de plusieurs de ses ouvrages les plus connus V pour VendettaFrom Hell ou encore La Ligue des Gentlemen extraordinaires. Mais sous sa plume, Londres n’est jamais à l’abri de destructions majeures. 

V pour Vendetta, d’Alan Moore (scénario) et David Lloyd (dessins)

Dans V pour Vendetta, un terroriste anarchiste fait exploser le Parlement de Westminster le 5 novembre 1997, le jour de l’anniversaire de la Conspiration des Poudres de Guy Fawkes ; un an plus tard, le 10, Downing Street, la résidence officielle du Premier ministre de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, subit le même sort. Dans From Hell, la géographie londonienne inspire à Jack L’Éventreur d’atroces crimes commis sur des prostituées. Dans La Ligue des Gentlemen extraordinaires, Londres est menacée successivement par le docteur Fu Manchu (tiré de la série romanesque de Sax Rohmer), les extraterrestres de La Guerre des Mondes de H.G. Wells, Big Brother de 1984 de George Orwell ou encore Tom Jédusor de Harry Potter de J.K. Rowling. « Londres survivra-t-elle ? » demande Mina Harker du Dracula de Bram Stoker. La capitale de l’Empire britannique survit, mais ce n’est certainement pas grâce au Barde de Northampton, qui s’est évertué à lui faire vivre toutes les misères du monde. 

Le 1er octobre 2024, Alan Moore a fait son grand retour en librairie avec son troisième roman : Le Grand Quand. Il s’agit du premier volume d’une pentalogie ayant pour titre Long London. Il n’est pas aisé de résumer ce premier volume, qui mélange personnages et romans, réels et fictifs, avec des théories issues de la physique quantique – des procédés qu’Alan Moore a utilisés dans From Hell et Jérusalem – mais nous allons nous y employer.

En 1949, Londres est toujours dévastée par les bombardements de l’armée allemande. Jeune orphelin aspirant devenir écrivain, Dennis Knuckleyard vit et travaille dans une vieille bouquinerie de Shoreditch – à l’époque où le quartier était encore populaire, n’ayant pas encore connu sa gentrification des années 1990 – tenue par la vieille Ada Benson, dont le surnom Ada Crevarde en dit long sur son tempérament. 

Un jour, Dennis est envoyé par sa patronne chez un étrange bibliophile à la recherche de livres rares dont il semble pressé de se débarrasser. Mais lorsqu’il découvre que l’un des livres en sa possession, Une promenade dans Londres du révérend Thomas Hampole, n’est pas censé exister – ce livre a tellement été mentionné qu’une seule fois dans un roman de l’écrivain gallois Arthur Machen, grande influence de H.P. Lovecraft –, le jeune Dennis apprend l’existence du Grand Quand, une version de Londres située au-delà du temps où se manifestent tous les aspects de son histoire, de son origine à sa disparition. Et c’est de cet endroit qu’est originaire le livre de ce satané révérend. S’il ne ramène pas l’ouvrage dans Le Grand Quand, il risque une mort atroce. 

L’écrivain gallois Arthur Machen

Édité en France chez Bragelonne depuis le 9 octobre, Le Grand Quand est un roman passionnant et très divertissant, plus accessible que ne l’étaient La Voix du Feu et Jérusalem. Rappelant dans ses remerciements que Long London est sa « première série de romans Fantasy », Alan Moore évoque « le besoin d’essayer quelque chose d’aussi imaginatif, d’aussi original et d’aussi engagé » que la trilogie Vorrh de son compatriote Brian Catling, qu’il qualifie de « chef-d’œuvre » et dont il a signé la préface du premier tome. 

Par bien des aspects, Long London est un roman de fantasy urbaine. À sa lecture, il est d’ailleurs difficile de ne pas songer au roman Neverwhere de son ami Neil Gaiman, dans lequel un homme sans histoire découvre l’existence du Londres d’En Bas, une ville souterraine et féodale, peuplée de mendiants qui parlent aux rats. Mais chez Alan Moore, la psychogéographie n’est jamais très loin

Alan Moore à Northampton

La dédicace du roman est d’ailleurs on ne peut plus éloquente : « Pour Michael Moorcock et Iain Sinclair, de longue date à Londres et là-bas et ce bien avant moi ». Auteur de fantasy mondialement reconnu pour la saga Elric le Nécromancien et ami de longue date d’Alan Moore, Michael Moorcock est l’auteur du roman Mother London. Dans cette déclaration d’amour à la capitale anglaise, trois personnages deviennent télépathes. Mais ce don s’avère être l’incarnation de l’Esprit de Londres, qu’ils arpentent du Blitz en 1940 aux années Thatcher. Quant à Iain Sinclair, il est l’une des grandes figures de la psychogéographie britannique. Dans My Favourite London Devils (2016), le poète dresse les portraits picaresques des écrivains londoniens, morts ou vivants, qui l’ont influencé. 

Indéniablement, le projet Long London se trouve à la croisée de Mother London de Moorcock et My Favourite London Devils de Sainclair. Premièrement, Alan Moore a annoncé que Long London couvrira cinq décennies, de 1949 à 1999, chaque volume se déroulant à dix ans d’écart. Deuxièmement, comme Iain Sainclair, Alan Moore rend hommage aux écrivains et magiciens de Londres qui influencent son art. 

Les écrivains britanniques Iain Sinclair (à gauche) et Alan Moore (à droite)

Mais Alan Moore rend à César ce qui lui appartient : s’il reconnait l’influence d’écrivains aussi talentueux que William Blake et Arthur Machen, ces auteurs ont eux-mêmes été influencés… par Londres. Ainsi, à Dennis Knuckleyard arpentant les rues du Grand Quand et « rendu mutique par des rues qui ne sont que langage », le peintre surréaliste et magicien Austin Spare (1886-1956) explique : « C’est de là que Blake a tiré sa Golgonooza ; sa quatruple cité qui sans cesse s’effondre et se relève, avec tout ce qu’on y trouve. À dire vrai, c’est là que je déniche les chèvres qui se changent en tétons et en cire. […] Nous autres, artistes, poètes, et bons à rien, nous avons profité du Grand Quand, et si parfois il a besoin d’une faveur, mieux vaut ne pas s’y attarder. » 

L’écrivain et éditeur John Gawsworth (1912-1970), connu notamment pour avoir compilé les histoires de son idole Arthur Machen, explique à Dennis que « l’idée qu’il puisse exister un monde supérieur dissimulé derrière le nôtre était essentielle dans [l’œuvre de Machen], et ce jusqu’à la fin, mais Londres semblait le seul endroit depuis lequel il pouvait le voir ». Londres n’est-elle pas une ville en mesure de donner l’intuition d’un autre monde aux artistes qui l’arpentent ?

Oliver Cromwell, dont la tête coupée régente le Grand Quand

Régenté par les têtes coupées d’une quarantaine de personnalités de l’Histoire anglaise, dont Oliver Cromwell et Anne Boleyn, le Grand Quand est une musique dont notre Londres n’est que l’écho. Austin Spare développe : « Tu sais, ce monde-là, il est plus réel que celui où on est. Notre monde n’est qu’une ombre à côté de lui, projetée sur la paroi de la grotte du vieux Platon. » Il faut avoir une propension pour la poésie, la magie ou la folie – peut-être les trois en même temps – pour pénétrer dans le Grand Quand

Alan Moore rend hommage à cette excentrique cour des miracles qui arpente les bas-fonds londoniens. Il convoque des personnalités historiques des années 1930 à 1950 au destin exceptionnel, comme Monolulu – un célèbre pronostiqueur hippique qui prétendait être un prince abyssinien –, le gangster Jack Spot – qui a inspiré le personnage d’Alfie Solomons dans la série anglaise Peaky Blinders –, l’homme d’affaires Iron Foot Jack – qui se considérait comme « le Roi des Bohêmes ». Autant de personnalités historiques qui connaissaient assurément le vrai visage de Londres. 

Austin Spare compte parmi les personnages importants du roman Le Grand Quand

Sans doute la fibre artistique d’Alan Moore a-t-elle changé son image de la capitale anglaise. Si bien évidemment l’excellente traduction de Claro, qui avait également traduit Jérusalem, mérite de nombreuses louanges, le titre anglais du roman mérite que l’on s’attarde dessus. Avec The Great When, Alan Moore fait un jeu de mot astucieux, puisqu’il fait phonétiquement référence à « The Great Wen », « Le Grand Kyste », le surnom que le pamphlétaire du monde rural anglais William Cobbett a donné à Londres en 1820. 

Le passage de « The Great Wen » à « The Great When », du Grand Kyste au Grand Quand, est lisible dans les déambulations dickensiennes du jeune Dennis Knuckleyard dans le Londres abimé de 1949. Non content de réciter les noms des rues et des quartiers londoniens comme les vers d’une poésie écrite avec de la pierre, Alan Moore révèle la beauté cachée dans l’obscurité d’une ville qu’il dit ne jamais avoir aimée : « Spitalfields rentrait ses épaules de briques scarifiées, indifférent au subit déluge de lumière solaire, et enserrait l’obscurité tenace du quartier entre d’étroites allées où la nuit pouvait s’attarder tout le jour. » 

Nous avons hâte de découvrir le deuxième volet de la saga Long London, qui s’intitulera I Hear a New World, en référence à un album de pop expérimentale britannique de Joe Meek, enregistré à Londres en 1959. Le roman devrait sortir dans un an et demi, selon les prévisions d’Alan Moore. 

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