RENTRÉE LITTÉRAIRE – Tandis que les journalistes et les élus politiques espéraient un impact positif des Jeux Olympiques de Paris 2024 sur le tourisme français, cet été a été marqué par de grandes manifestations en Espagne contre le tourisme de masse. Ainsi, dans les rues de Barcelone – qui a accueilli plus de 12 millions de touristes en 2023 – pouvait-on lire « Les touristes hors de nos quartiers » sur les pancartes. Comment expliquer la colère des habitants à l’égard du tourisme de masse, alors que les dirigeants politiques nous ventent ses nombreuses opportunités économiques ?
Six ans après son dernier roman en date, À son image (2018) – adapté au cinéma par Thierry de Peretti (Une vie violente) –, l’écrivain corse Jérôme Ferrari revient en force avec un nouvel ouvrage, Nord Sentinelle, dont le sous-titre Contes de l’indigène et du voyageur annonce le projet littéraire de l’écrivain : explorer la question du tourisme de masse, dont dépend à 100% l’économie de la Corse, au prix de sa propre existence. Toute l’économie a été mise au profit du tourisme.

« Les mondes passent, en vérité, l’un après l’autre, des ténèbres aux ténèbres, et leur succession ne signifie peut-être rien », écrivait Jérôme Ferrai dans le roman Le Sermon sur la chute de Rome, qui lui valut de remporter en 2012 le prestigieux Prix Goncourt et qui racontait l’histoire de deux jeunes hommes rachetant un bar dans un village corse, et la lente et douloureuse destruction de leur empire, qui s’est effondré sur lui-même, pourri de l’intérieur.
Son nouveau roman dialogue intelligemment avec Le Sermon sur la chute de Rome, qui s’achevait d’ailleurs sur une rixe mortelle dans un bar. Dans Nord Sentinelle, l’Empire a déjà chuté, mais ses empereurs ne le savent pas encore. Ils continuent de régner sur les ruines fumantes d’un empire qu’ils ont eux-mêmes mis à sac, en vendant des terrains destinés au tourisme. Les dirigeants inconscients de cet empire détruit sont une dynastie aussi riche que décadente, les Romani – « les Romains », en français –, et dont les rejetons portent des noms d’empereurs romains (César, Philippe, Alexandre, etc).
Nord Sentinelle démarre par un fait divers sordide : le jeune Alexandre Romani poignarde au milieu d’une foule de touristes Alban Genevey, étudiant en médecine dont les parents possèdent une luxueuse maison de vacances en Corse et qui a introduit illicitement une bouteille de vin dans son restaurant. Avec un humour souvent corrosif, le narrateur, proche parent du criminel, explique ce crime odieux, disproportionné par rapport au motif revendiqué, « comme si la chute virevoltante d’une feuille d’automne creusait dans le sol un cratère », et dont les racines sont plus profondes qu’il n’y paraît.

Car si Alexandre Romani est décrit par le narrateur comme « un parasite alangui, violent et oisif, un être irresponsable, charmeur et dénué de tout scrupule », il n’est peut-être pas le seul responsable de ce drame. Sa victime richissime, animée « que par la suffisance et la radinerie », n’est-elle pas l’émissaire inconscient de ce « démon [qui] semble s’être acharné à faire régner partout la laideur et la tristesse » ? N’est-il pas le représentant involontaire de cette masse informe de touristes qui vient envahir à la belle saison la Corse pour y faire régner ses lois et son propre rythme ?
« Ils parlent fort, ils sont laids – car rien ne rend plus manifeste la laideur humaine que la lumière d’été –, ils sont pathologiquement désinhibés, comme si le simple fait d’être en vacances produisait chez eux les effets d’une lésion cérébrale, ils sont grossiers, ils se prennent constamment en photo les uns les autres, ils s’adonnent aux moments les plus inopportuns à la pratique impardonnable du selfie, pratique aggravée de surcroît par l’utilisation grotesque d’une perche télescopique sur laquelle il faudrait les empaler avant d’exposer leurs dépouilles à la vue de tous, aux quatre points cardinaux, en guise d’avertissement solennel adressé à leurs congénères, ils sont innombrables et invincibles et à l’heure où je les vois déambuler dans les ruelles de la haute ville ou prendre le chemin du port, je sais bien que leurs armées victorieuses ont envahi le reste du monde. »
Dans « la région la plus pauvre de France métropolitaine avec une intensité de la pauvreté également plus importante sur l’île », selon les résultats d’une étude Insee publiée en 2023, cet étalage de richesses et de puissance est d’autant plus insupportable qu’il feint l’indifférence « à la plèbe qui leur jette depuis les quais des regards envieux et serviles alors qu’ils ne paradent sur les ponts des grands yachts que pour susciter ces regards et faire la démonstration ostensible de leur mépris pour cette piétaille qui s’imagine à leur place après avoir gagné au loto ». Dès lors, comment ne pas songer à cette phrase de Frantz Fanon, le grand penseur du décolonialisme, dans Les damnés de la terre (1961) : « Le colon est un exhibitionniste ».
Mais le départ des touristes à la fin de l’été dessine les contours d’un pays qui se meurt. « Comme tous les ans, après quelques mois de pillage, ils nous ont abandonnés au milieu d’un champ de ruines », déclare le narrateur, avant de faire ce constat désespérant : « Pour nous, le confinement ne produisait pas plus d’effet visible que s’il avait été décrété dans une nécropole. » Mais les touristes ne sont pas les seuls responsables de cet engourdissement neurasthénique de la Corse.

Jérôme Ferrari nous prévenait dans Le Sermon sur la chute de Rome : pour sombrer, les empires n’ont pas besoin de hordes barbares, de guerriers vandales ou wisigoths. « Le monde ne souffrait pas de la présence de corps étrangers mais de son pourrissement interne, la maladie des vieux empires. » Le narrateur de Nord Sentinelle a d’ailleurs une conscience accrue de la responsabilité des habitants de l’île :
« Je sais bien que nous ne sommes pas innocents, nous consentons à la transformation du monde en gigantesque centre commercial, nous croyons même qu’elle nous permet de prospérer et je sais que le silence sépulcral des nuits de novembre est aussi notre œuvre, la conséquence inévitable de notre cupidité, nous voulons leur argent, nous en voulons toujours plus, nous n’avons honte de rien, et une à une, les lumières se sont éteintes aux façades des maisons du port, à chaque nouvelle offre de location saisonnière, un à un les volets se sont fermés, à cause de nous, jusqu’à ce que tous les volets soient fermés, et toutes les lumières éteintes, mais nous nous plaignons quand même d’être contraints tous les ans à une hibernation de huit mois, nous nous plaignons de la torpeur qui engourdit nos esprits, nos chairs glacées, tandis que s’espacent les battements de nos cœurs et que nos paupières s’alourdissent ».
À propos des retombées économiques du tourisme que nous avons évoquées en introduction, le cas du Maroc nous donne quelques éléments de compréhension qui viennent enrichir notre lecture du dernier roman de Jérôme Ferrari. Le reportage « Au Maroc, surfeurs et artistes face à l’insta-gentrification », réalisé par TRACKS-ARTE, nous dévoile comment ces retombées économiques sont, dans certains cas, à l’avantage des touristes eux-mêmes plutôt que des habitants.
Ainsi, après qu’un article de Forbes a désigné le village d’Imsouane et « ses plages instagrammables » comme un paradis pour les surfeurs du monde entier, le gouvernement marocain et des promoteurs immobiliers ont profondément changé la figure de ce village de la côte atlantique. Hamza, un moniteur de surf local interrogé dans le documentaire, explique comment son gagne-pain lui a été subtilisé par des moniteurs venus d’Occident, qui lui piquent sa clientèle et se font payer en euros ou en dollars. « J’en vois qui viennent de France, d’Allemagne, des États-Unis, d’Australie, d’Autriche. Ça n’a aucun sens, parce que la plupart travaillent en haute saison dans leur pays d’origine mais aussi au Maroc, parce que les hautes saisons sont différentes ici. Ils ne paient pas d’impôts, ils n’ont pas de permis de travail. », ajoute-t-il. De plus, ces profondes mutations du village d’Imsouane sont faites au prix de la destruction des habitats troglodytes traditionnels et de nombreux commerces. Comment les habitants du village peuvent-ils profiter économiquement du tourisme alors qu’ils sont obligés de s’exiler ?
L’été 2024 a été marqué par plusieurs manifestations partout en Espagne. À Barcelone, en réaction aux revendications des habitants, lassés par les hausses de loyers causées par le surtourisme, la mairie a annoncé sa volonté d’interdire la location d’appartements touristiques d’ici 2029. Pour rappel, la capitale de la Catalogne est la première destination touristique de la péninsule ibérique. Les habitants évoquent plusieurs autres problématiques liées au tourisme de masse notamment le comportement des touristes, les problèmes liés entre autres à la gestion de l’eau et des déchets. Plusieurs actions populaires ont eu lieu dans le pays : grèves de la faim, blocage des passages piétons, touristes aspergés d’eau, etc.
À mi-chemin entre La Huitième couleur de Terry Pratchett[1] et Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel[2], Nord Sentinelle est un court roman passionnant et tragique. Jérôme Ferrari a confié en interview qu’il s’agissait du premier tome d’une trilogie consacrée à l’étude du face à face entre les indigènes et les voyageurs. Les prochains tomes seront consacrés à l’exploration et la migration.
[1] La Huitième couleur de Terry Pratchett est le premier tome de la saga de fantasy humoristique Les Annales du Disque-Monde, qui raconte le chaos que provoque l’arrivée d’un touriste à Ankh-Morpork. Un bijou d’humour anglais !
[2] Publié en 2007, Le Rapport de Brodeck nous raconte l’exécution d’un étranger par les habitants d’un village perché dans les montagnes alsaciennes, parce qu’ils leur renvoyaient leur lâcheté et leurs trahisons durant la Seconde Guerre Mondiale. Le roman a été adapté en bande-dessinée par Manu Larcenet.






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