Le 6 août 1945, trois avions survolent le ciel dégagé de la ville de Hiroshima, une agglomération de 340 000 habitants. L’un des trois avions, l’Enola Gay, largue à 8h16 une bombe dont le nom Little Boy ne dit rien de la catastrophe qui s’abat. Au terme d’une chute de 43 secondes, la bombe explose en plein centre de Hiroshima, des dizaines de milliers de personnes meurent instantanément, et tout est rasé à 12 kilomètres à la ronde. Devant le spectacle effroyable, le capitaine Lewis et co-pilote de l’avion s’écrie : « Mon Dieu, qu’avons-nous fait ? » Au total, le bombardement de Hiroshima a tué 140 000 personnes. Trois jours plus tard, celui de Nagasaki en tuera 80 000.

Le 6 août 2024, 79 ans après le drame, le Japon commémore les victimes des deux bombes atomiques. En France, des rassemblements auront lieu cette semaine dans plusieurs grandes villes, comme Rennes (le 6 août) et Bordeaux (le 9 août), avec un mot d’ordre : « Plus jamais Hiroshima et Nagasaki. » Oui, plus jamais. Mais pour que ce voeux se réalise, il est nécessaire d’ouvrir nos consciences sur deux points. D’abord, saisir la mesure de l’enfer vécu par les survivants des deux bombes atomiques, qu’on appelle les hibakusha ; ensuite, comprendre que le drame s’est déjà répété. Et que la France a sa part de responsabilité.

Qui sont les Hibakusha ?

Le mot hibakusha (被爆者) est un terme japonais, formé des kanjis 被 (hi, « affecté »), 曝 (baku, « bombe ») et 者 (sha, « personne »), le mot « hibakusha » signifie littéralement « personne affectée par la bombe ». Si le terme a aujourd’hui été élargi à toutes les victimes directes d’incidents et d’essais nucléaires au-delà même des frontières japonaise[1], le mot hibakusha renvoyait initialement aux victimes survivantes de Hiroshima et Nagasaki. Au lendemain de la guerre, le Japon a reconnu l’existence de 650 000 hibakusha[2]. En plus des nombreuses séquelles physiques (cancers, peaux arrachées, mutilations, etc),  nombre d’entre eux ont vécu un enfer social, créé d’abord par les instances américaines, puis par le gouvernement japonais et la population civile. 

L’Atomic Bomb Casualty Commission (ABCC), dépendant directement de la Maison Blanche, a été la seule habilitée à faire des recherches sur les effets de la bombe atomique. Selon le témoignage du Docteur Hida, publié le 6 août 2006 par nos confrères de Libération, l’ABCC n’a soigné aucune victime, se contentant de « prélev[er] des organes sur les cadavres de ceux qui meurent et envo[yer] des rapports à Washington ». Les examens médicaux étaient également humiliants pour de nombreux hibakusha, à qui l’on demandait de rester nus pendant des heures devant des médecins et des photographes. 

Non contents d’avoir refusé de donner des allocations ou de fournir une aide financière pour aider les victimes des bombes atomiques, les États-Unis ont également pratiqué une censure sur la question des hibakusha et des effets des radiations sur le corps humain. Craignant d’être accusé de crimes contre l’Humanité, le gouvernement américain a confisqué les photographies et les films pris pendant les examens médicaux, et a interdit aux victimes de raconter leur expérience et les horreurs qu’elles ont vues et vécues, et ce jusqu’au traité de San Francisco en 1951. 

Comme annoncé plus haut, le gouvernement japonais a également sa responsabilité dans l’enfer vécu par les hibakusha. Pendant plus d’une décennie, les rescapés irradiés par les deux bombes atomiques ont dû se battre pour avoir droit à une prise en charge médicale gratuite, qui leur sera accordée en 1956 par le gouvernement japonais. Toutefois, pour en bénéficier il était nécessaire d’obtenir le statut d’hibakusha, particulièrement difficile à obtenir. Et pour cause : les victimes devaient prouver leur emplacement les 6 et 9 août 1945 grâce aux témoignages d’au moins deux témoins. Inutile de vous dire que, compte tenu du grand nombre de morts, ces témoignages n’étaient pas aisés à obtenir… Plusieurs spécialistes estiment que la plupart des hibakusha sont morts des effets des radiations sans avoir obtenu la reconnaissance de leur statut, et donc le moindre soin

Par ailleurs, les programmes scolaires ont longtemps avancé l’idée, aujourd’hui démentie par de nombreux historiens, que les bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki étaient « un mal nécessaire ». Ainsi, de nombreux jeunes hibakusha ont dû apprendre à voir sous un jour positif la tragédie qui a décimé leurs familles, détruit leurs maisons et qui les fera très certainement mourir d’un cancer. 

Dans une interview accordée au média français La Croix, Matsuhiro Hayashida, petit-fils d’un hibakusha, confie qu’ « on parle certes des bombes atomiques à l’école mais ils n’apprennent pas leurs origines et leurs conséquences » à cause d’un nationalisme négationniste prégnant au plus haut sommet de l’état japonais. Aborder en profondeur les bombes atomiques, c’est aux yeux du gouvernement japonais ouvrir le dossier des conflits antérieurs, dont l’occupation de la Corée et l’état fantoche de la Mandchourie, deux sujets sensibles au cœur de problématiques géopolitiques majeures entre le Japon, la Chine et la Corée. Selon les autorités, ce n’est pas tant à cause de velléités expansionnistes que le Pays du Soleil Levant a envahi la Corée et une partie du territoire chinois, mais pour libérer l’Asie du joug occidental. Ces idées ont permis à certains hommes politiques d’obtenir des postes de premier plan, tel que Shinzo Abe, ancien premier ministre assassiné en juillet 2022. 

Ces discours négationnistes à propos des hibakusha et leur dédiabolisation ont eu pour résultat plusieurs incidents au sein de la société civile. On apprend ainsi dans le journal La Croix qu’un groupe de collégiens a pris à parti un hibakusha lors d’un voyage scolaire à Nagasaki, criant : « Tu aurais dû crever en 1945. » Cette discrimination est par ailleurs renforcée par une profonde méconnaissance des conséquences des radiations de la part de la population japonaise, qui ressent à l’égard des hibakusha une certaine crainte. Ainsi, comme le rapporte le Dr. Masao Tomonaga dans le numéro 97 de la Revue Internationale de la Croix Rouge, de nombreux hibakusha ont ressenti de grandes difficultés à se marier et à fonder une famille : « Durant la première phase de rétablissement, dans les années 50 et 60, certaines personnes n’ont pas pu se marier. Nombreux sont ceux qui n’avaient pas été exposés aux effets du bombardement atomique et qui hésitaient à autoriser leurs filles ou leurs fils à se marier avec des survivants de la bombe atomique. » 

Un rapport que confirme le député communiste Jean-Paul Lecoq, qui a rencontré plusieurs hibakusha à l’occasion de plusieurs voyages à Hiroshima. Lors de la session du 17 juin 2021 à l’Assemblée nationale, le député répond aux déclarations d’Olivier Veran, qui lors de son mandat de Ministre de la Santé et des Solidarités, a nié l’existence de victimes transgénérationnelles des essais nucléaires

« J’ai écouté les étudiants de l’université expliquer qu’aucune relation amoureuse avec des habitants d’autres villes n’était possible, parce qu’en tant qu’enfants ou petits-enfants d’Hiroshima, il existait une forte probabilité que leurs propres enfants présentent des malformations ou des handicaps. Si ces personnes ne sont pas des victimes transgénérationnelles, que sont-elles ? »

Par ailleurs, les hibakusha ont également rencontré de grandes difficultés à trouver un emploi, ce qui a engendré une grande précarité financière, avec au mieux la contrainte d’accepter des jobs extrêmement mal payés. 

Les hibakusha d’Algérie et de Polynésie française

Le drame des hibakusha a trouvé un écho particulier dans de nombreuses régions du monde, où ont eu lieu des essais nucléaires, notamment au Tibet, en Polynésie française ou encore en Algérie. Entre 1960 et 1966, l’Algérie a ainsi été le théâtre de cinquante-sept essais nucléaires. Par exemple : le 13 février 1960, sous la supervision de Charles De Gaulle, l’armée française a provoqué quatre explosions nucléaires dont la puissance était quatre fois plus élevée que Hiroshima. 

Explosion nucléaire lors de l’opération Gerboise Bleue en Algérie

Si le nom de l’opération, Gerboise Bleue, tend à masquer les séquelles de ces explosions nucléaires effectuées sur le sol algérien, des associations de militants travaillent avec ardeur pour qu’elles soient officiellement reconnues. Le travail acharné des associations de victimes algériennes, dont un certain nombre s’identifient comme « hibakusha », a permis que les « souffrances et [les] dommages inacceptables subis par […] les personnes touchées par les essais nucléaires » soient reconnus au même titre que celles subies par les hibakusha dans le Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN), signé par 93 États en 2020, et ratifié par 70 d’entre eux à ce jour.

Très active sur ce sujet, l’Algérie a affirmé dans un communiqué publié en 2016 avoir « appuyé l’appel international des victimes des essais nucléaires au Japon, les Hibakusha, en faveur de l’élimination des armes de destruction massive ». Un engagement qui a permis à son représentant auprès des Nations Unies, M. Sabri Boukadoum, de présider la Commission de l’ONU chargée des questions liées au désarmement.

Essai nucléaire en Polynésie française

Sur le terrain, Fatma Zohra Benbrahan, avocate et militante des droits de l’Homme, a porté plainte en 2020 devant la Cour Pénale Internationale de La Haye contre les autorités françaises, et tous les président de la Vème République de Valéry Giscard d’Estaing à Emmanuel Macron, au nom des victimes des essais nucléaires atmosphériques de Reggane, qui en subissent encore les effets des décennies après. Une tragédie d’autant plus alarmante que ces victimes ont subi les conséquences de la préparation de la guerre… en temps de paix.

On comprend mieux le refus du ministre Olivier Véran devant les parlementaires français de reconnaitre les effets transgénérationnels des explosions nucléaires. Le gouvernement français refuse d’ailleurs de fournir les plans détaillant avec précision les lieux des essais. De même, en dépit du vote en janvier 2010 de la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français (aussi appelée loi Morin), seules une cinquantaine d’algériens ont été indemnisés, ainsi qu’une soixantaine d’habitants de Polynésie française, et ce malgré les 147 essais nucléaires effectués sur ce territoire entre 1975 et 1996


[1] Le terme est notamment employé par l’écrivaine biélorusse Svetlana Aleksievitch (Prix Nobel de Littérature 2015) dans son essai et recueil de témoignages La Supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’Apocalypse (1997) : « Nous existons, nous autres, les hibakushi de Tchernobyl. »

[2] D’après un recensement ordonné par les autorités japonaises, 136 682 étaient encore en vie en 2018.  

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