Véritable héros populaire, Robin des Bois est l’une des incarnations de la lutte contre les injustices sociales. Mais le héros britannique est un personnage de fiction. Aucun archer du nom de Robin n’a volé aux riches pour donner aux pauvres, avant de se cacher dans la forêt de Sherwood. Pour autant, dans nos régions françaises, des truands et des brigandes se sont levés contre l’ordre établi, au point de devenir de véritables héros populaires.

Dans cette nouvelle série d’articles, la rédaction de Cheminez vous propose de partir à la rencontre de ces hommes et de ces femmes que la postérité a fini par voir comme des « Robins des Bois » régionaux. Aujourd’hui, direction le Dauphiné et la Savoie pour découvrir le plus célèbre d’entre eux : Louis Mandrin, le Capitaine Général des Contrebandiers de France.

Louis Mandrin : vengeance et révolte fiscale

« Les Brigands ne devraient pas trouver de place dans l’Histoire. » C’est par cette doléance que l’Abbé Regley débute son livre Histoire de Louis Mandrin, depuis sa naissance jusqu’à sa mort ; avec un détail de ses cruautés, de ses brigandages et de ses supplices, dont les nombreuses rééditions aux XVIIIème et XIXème siècles ont peut-être – ironiquement – contribué à graver pour toujours le nom de Mandrin dans l’Histoire

Né en 1725 à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs dans le Dauphiné, Louis Mandrin est issu d’une petite famille de notables. Il en devient le chef en 1742, lorsque son père meurt alors qu’il était âgé de 17 ans. Entreprenant et peut-être malchanceux, il va signer à l’âge de 24 ans un contrat qui va causer sa ruine. Son client : la Compagnie des Fermiers Généraux, ou Ferme Générale, fondée par Louis XIV en 1680 et qui permet à un petit groupe de personnes d’entrer dans les affaires financières du Roi de France, notamment la collecte de certains impôts (comme la Gabelle sur le sel) et de taxes sur les marchandises issues des colonies, dont le tabac. 

Particulièrement puissant, cet « État dans l’État »  pour reprendre l’expression de Marie Brantôme, autrice de Mandrin, bandit des lumières – est composé de quarante Fermiers Généraux et jouit d’« une interminable cohorte d’employés, agents, ainsi qu’une milice, des lois d’exception et des tribunaux spéciaux ». 

Dans le cadre de la Guerre de Succession d’Autriche, Louis signe donc un contrat en 1748 afin de livrer « cent mulets moins trois » en Italie afin de ravitailler l’armée française. Malheureusement pour lui, la signature du Traité d’Aix-la-Chapelle met fin à la guerre avant qu’il ait pu livrer les bêtes, dont la plupart sont mortes lors de la traversée des Alpes. À son retour, il ne lui reste plus que 17 mulets, les Fermes Générales refusent de le payer ; Mandrin est ruiné

Pour échapper à la misère qui l’attend, Louis et ses frères se lancent dans le faux-monnayage. Condamné à mort en 1753, il parvient à prendre la fuite ; son petit frère Pierre a moins de chance que lui : il est pendu. Furieux, Louis Mandrin déclare une guerre ouverte aux Fermiers Généraux, qu’il juge responsable de la mort de son frère et de sa propre déchéance. Il rejoint une bande de contrebandiers, œuvrant entre la France, la Suisse et les États de Savoie, dont il devient le chef. 

Pour comprendre l’aisance avec laquelle Louis est devenu le chef de ces contrebandiers, on peut se fier à la description faite de lui dans La Gazette de Hollande du 27 décembre 1754, l’un des journaux les plus populaires du Siècle des Lumières : « Beau de visage, blond de cheveux, bien fait de corps, robuste et agile. À ces qualités physiques, il joint un esprit vif et prompt, des manières aisées et polies. Il est d’une hardiesse, d’un sang-froid à toute épreuve. Son courage lui fait tout supporter pour satisfaire son ambition. »

Sous l’influence de Louis Mandrin, la bande de contrebandiers, qui compte une majorité de Savoyards, se transforme peu à peu en une armée, composée d’une centaine de cavaliers. « Disposant d’un puissant armement, chaque homme chevauchait une monture chargée de deux balles de marchandises », résume Patrice Peveri dans Mondialisation, contrebande et Révolution : la rébellion de Mandrin. Désormais, Louis se définit lui-même « Capitaine général des contrebandiers de France ». 

Capable de toutes les audaces, Mandrin mène « six campagnes » contre les Fermes Générales. Marie Brantôme détaille ses principaux faits d’armes : « Stratège de génie, il livre bataille à la manière des grands capitaines, montant à l’assaut, forçant des villes pleines de gendarmes à capituler. Il va même, à Rodez, jusqu’à laisser des armes en dépôt contre reçu, chez l’exempt de la maréchaussée : « Je les reprendrai lors de mon prochain passage », précise-t-il. ». 

Tandis que la popularité de Louis Mandrin grandit chez le peuple, résultant de la profonde détestation que suscitaient les Fermiers généraux, le Capitaine des contrebandiers de France se rend dans les prisons et libère les déserteurs et victimes de la politique fiscale française. Comble de l’insolence : Mandrin et ses compagnons forcent les Fermiers Généraux qu’ils attaquent à acheter leurs produits et leur donnent ensuite un reçu. 

Dans Brigands, Bandits, Malfaiteurs – Incroyables histoires des crapules, arsouilles, monte-en-l’air, canailles et contrebandiers de tous les temps, Bernard Hauteclauque rappelle qu’à l’inverse, « Mandrin vendait les produits de sa contrebande à des prix défiant toute concurrence aux populations, qui n’avaient donc aucun intérêt à ce que son trafic soit interrompu. » 

Profitant de la protection du roi Charles-Emmanuel III de Sardaigne, qui le loge grassement dans le Château de Rochefort-en-Novalaise en Savoie, Louis Mandrin jouit également de nombreuses complicités, notamment de la part d’aubergistes, qui faisaient salle comble lorsque les contrebandiers étaient de passage. 

Sous la pression des Fermiers Généraux qui le pressent de mettre un terme aux campagnes de Mandrin, le roi Louis XV confie au baron d’Espagnac la tâche de couper la route au contrebandier avec 6 000 hommes. Le contrebandier passe entre les mailles du filet et met en échec le baron. Le ministre de la Guerre envoie en réponse cinq cents soldats menés par le colonel Johann Christian Fischer, déguisés en paysans et le visage noirci au charbon, attaquer de nuit le château de Rochefort-en-Novalaise. Trahi par deux des siens, Mandrin est capturé pendant son sommeil. 

Le jugement rendu le 24 mai 1755 par la Commission de Valence est sans appel : Louis Mandrin est condamné à la roue à l’âge de 30 ans. « Nous […] avons condamné ledit Louis Mandrin à être livré à l’Exécuteur de la haute justice qui le mènera nu et en chemise, la corde au col, ayant un Écriteau, où seront ces mots, en gros Caractères : ‘’Chef de Contrebandiers, Criminels de Leze-Majesté, assassins, voleurs, et Perturbateurs du repos-public’’, et tenant en ses mains une Torche de cire ardente, […], nue tête, et à genoux, fera amende honorable, et déclarera à haute voix, qu’il demande pardon à Dieu, au Roy, et à Justice, de tous ses crimes et attentats ; […] aura les bras, jambes, cuisses et reins rompus, vif, sur un échafaud qui sera à cet effet dressé, mis ensuite sur une roue, la face tourner vers le Ciel pour y finir ses jours. » Là s’arrête les faits et commence sa légende. 

Mandrin, de voleur à conquérant

On a d’abord prêté au Capitaine Général des Contrebandiers de France des attitudes contradictoires face à la mort.  Ainsi, dans son Histoire de Louis Mandrin, l’abbé Regley – que nous avons évoqué en introduction de cet article – nous décrit un Mandrin perdant courage et faconde. 

« Mandrin tourna les yeux vers le ciel, et levant tristement les bras, il dit : Voilà donc la fin que tu te préparais, malheureuse passion des richesses ! désir insensé, est-ce ainsi que tu m’amènes sur le théâtre de l’infamie. J’ai vécu dans le crime, je meurs dans l’opprobre ; j’ai versé le sang innocent, je vais répandre le mien. Compagnons de mes forfaits, je vous ai trompés quand je vous ai promis l’impunité, et vous vous trompiez vous-même quand vous comptiez sur le nombre et sur vos forces. Je rentre dans la nuit ; puisse mon nom être oublié avec mes crimes ! puissé-je les expier par ma douleur et par mon supplice ! Témoins de ma honte, éteignez dans vos cœurs les feux de l’ambition, si vous avez quelque horreur pour mon malheureux sort. » 

Si certains éprouveront peut-être de l’admiration devant le lyrisme dont fait preuve l’abbé Regley, son Histoire de Louis Mandrin n’est bien évidemment pas fiable historiquement. L’ecclésiaste met de côté la vengeance de Mandrin contre les Fermiers généraux et lui prête plutôt une « malheureuse passion des richesses ». L’objectif est plutôt d’écrire un conte moral, dans lequel le personnage principal est puni. Les deux dernières phrases de l’opuscule sont d’ailleurs éloquentes : « Mandrin était un homme obscur, qui n’a suivi que sa brutalité et ses emportements. Il a été scélérat, il en a subi le sort. »

À l’inverse, le Précis de la vie de Louis Mandrin, chef de contrebandiers publié en 1755 nous décrit un Mandrin héroïque même devant l’imminence de sa mort : « Il porta sur l’échafaud le même front qu’il avoit au combat. » À un compagnon d’infortune, il aurait déclaré « sur un ton de fanfaronnade qu’il ne valoit point la peine de s’attrister, qu’un mauvais quart d’heure est bien-tôt passé ». Même courage que lui prête La Mandrinade (1758), une épitaphe populaire chantant ses louanges et qui se termine par ces deux vers : « D’un œil sec et tranquille il vit son triste sort. / Fameux par ses forfaits, il fut grand par sa mort. »

Dans son passionnant article La colère et le crime, paru dans la revue Dix-huitième siècle, Lise Andries explique : « La mort des brigands est, en particulier, un temps fort de leur épopée. Qu’elle soit décrite dans un almanach (avec gravures horrifiques à l’appui) ou dans une complainte, elle fait des brigands une incarnation du peuple prenant en main son destin au moment de mourir, et sortant de l’anonymat par un nouvel acte de bravoure individuel. » 

Dans le sillage de sa mort, Louis Mandrin devient le protagoniste d’une littérature populaire, dont les aventures et le supplice sont racontés soit de façon épique et tragique, soit de façon burlesque. Dans son article très complet L’Image de Mandrin au XVIIIème siècle publié en 1979 dans Revue d’Histoire moderne et contemporaine, Hans-Jürgen Lüsebrink décrit ces formes de littératures comme « marginales, provinciales (ou étrangères), clandestines, décentrées ». Il poursuit :

« L’événement Mandrin s’avère pratiquement absent de la « haute littérature », de la « culture des élites ». […] Ce quasi-silence semble témoigner d’un choix fait par les philosophes des « Lumières » d’élever certains « faits réels » au rang d’événements représentés et d’en taire d’autres. Un événement comme Mandrin, signe de sédition et de « contre-conduites » populaire, révélateur de misère, ne pouvait pas s’intégrer dans une « bataille des Lumières » visant à une réforme pénale ». 

Parce qu’il est un symbole de sédition et de « contre-conduite » du peuple, Louis Mandrin rejoint le « pensionnaire du panthéon immatériel des rebelles, entretenu de génération en génération par une culture de la contestation encore vivace dans notre pays », pour reprendre l’expression de Patrice Peveri. Le Capitaine Général des Contrebandiers de France verra sa popularité exploser de nouveau lors de la Commune de Paris en 1871, soit 116 ans après son supplice. Dans ses Mémoires, Louise Michel confesse : « Depuis le diable jusqu’à Mandrin, depuis Faust jusqu’à Saint-Just, combien d’ombres m’ont fait rêver lorsque j’étais enfant ! […] Les grandes figures de révoltés hantaient ma pensée ; avec eux passaient les grandes révoltes. »

Si Mandrin devient un symbole de révolte à l’échelle du pays, c’est surtout dans sa région que son souvenir est le plus vivace. En 1896, dans le neuvième volume de son Voyage en France, le journaliste Victor-Eugène Ardouin-Dumazet écrit : « Le fameux contrebandier est le héros dauphinois qui a conservé la plus grande popularité. Ce n’est pas un travers de la province. Si l’on songe aux persécutions fiscales qui marquèrent les derniers règnes de l’ancienne monarchie, à la gabelle, aux aides, etc., on comprend l’enthousiasme des populations envers l’homme assez hardi pour se mettre en lutte ouverte avec les « gabelons ». Mandrin était Dauphinois, il a surtout opéré dans son pays ; partout, mais particulièrement aux grottes de la Balme et au pont de Claix, on retrouve sa légende. »

De nos jours, plusieurs films et téléfilms ont raconté la vie Louis Mandrin La Complainte de Mandrin, popularisée sous la Commune de Paris, a été chantée par Yves Montand, Dorothée, Renaud et Faudel ; le contrebandier rebelle est devenu un personnage de théâtre et de bandes-dessinées. Mais c’est dans son « pays » qu’il demeure un héros. À Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs – sa ville de naissance –, les Mandrinades sont des festivités dédiées à sa mémoire, qui ont lieu tous les cinq ans. À Saint-Genix-sur-Guiers en Savoie, le Repaire Louis Mandrin vous propose de devenir « héros, acteurs et témoins privilégiés de l’histoire de Louis Mandrin ». 

Dans une lettre adressée à la duchesse de Saxe-Gotha et datée du 15 janvier 1755, Voltaire écrivait à propos de Mandrin : « Il y a trois mois, ce n’était qu’un voleur ; c’est à présent un conquérant. » Sa conquête n’a jamais pris fin. 

Cet article vous a intéressé ? Alors ne loupez pas notre article sur Marion du Faouët, brigande bretonne contemporaine de Louis Mandrin, et devenue elle aussi un symbole populaire, mais aussi régionaliste et féministe. Prochainement dans nos colonnes !

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