Très attendue des cinéphiles, la série The Sympathizer s’est achevée dans la nuit du dimanche 26 au lundi 27 mai 2024 sur la chaîne HBO. Écrite et en partie réalisée par le génial réalisateur sud-coréen Park Chan-wook (OldboyDecision to Leave), il s’agit d’une adaptation du roman éponyme de Viet Tanh Nguyen, lauréat du Prix Pulitzer en 2016.

Le nouveau chef-d’oeuvre de Park Chan-wook

La série nous raconte les aventures du Capitaine, un espion communiste infiltré dans la police secrète vietnamienne qui, après la chute de Saigon en 1975, se rend sous couverture aux États-Unis – en tant qu’assistant d’un général vietnamien colérique et ridicule – afin de faire échouer le mouvement contre-révolutionnaire naissant dans la communauté vietnamienne exilée au pays de l’Oncle Sam. 

Park Chan-wook, qui s’est taillé une sacrée réputation de maître du thriller hitchcockien avec ses films coréens à succès, avait déjà montré son habileté dans le genre du récit d’espionnage avec la série The Little Drummer Girl (2018) pour la BBC d’après un roman de John Le Carré. Dans The Sympathizer, le cinéaste continue de s’imposer comme un metteur en scène formaliste virtuose, et continue à expérimenter dans la composition de ses plans et dans son montage souvent hallucinant. 

On pourrait bien évidemment disserter longtemps sur la réalisation ébouriffante de la série – particulièrement dans les trois premiers épisodes réalisés par Park Chan-wook, qui a laissé la main ensuite à des confrères certes renommés, mais moins inventifs –, sur le jeu habité des acteurs (Hoa Xuande, véritable révélation de la série !) ou encore sur la musique de Cho Young-wuk, qui joue avec les clichés des films d’espionnage des années 1960 et les mélange avec des sonorités asiatiques.

Les obsessions linguistiques du maître coréen

Néanmoins, nous avons surtout été fascinés par la manière dont The Sympathizer poursuit les réflexions de Park Chan-wook sur la langue. Comme ses camarades et compatriotes Bong Joon-ho (Memories of Murder) et Kim Jee-woon (A Bittersweet Life), Park Chan-wook a sorti en 2013 un film (Stoker) uniquement en langue anglaise – une langue que maîtrisent très mal les Coréens. Le tournage a été pour le moins difficile, le cinéaste et ses acteurs ne maîtrisant pas la même langue et devant se reposer sur des interprètes. Depuis, la question de la langue est omniprésente dans son cinéma. 

Ainsi, dans Mademoiselle, qui nous plonge dans la Corée du temps de l’occupation japonaise, les personnages s’expriment tour à tour en coréen et en japonais. Dans Decision to Leave, faux film noir inspiré par le Vertigo d’Alfred Hitchcock, le détective Jang Hae-jun tombe amoureux de sa principale suspecte, une immigrante chinoise Song Seo-rae (interprétée par la fascinante Tang Wei) dont il tombe éperdument amoureux, et dont le charme est décuplé quand, ne parvenant pas à traduire en coréen ce qu’elle veut dire, elle se met à rire doucement. 

À l’instar de Mademoiselle et Decision to Leave, The Sympathizer est en deux langues : anglais et vietnamien (avec une domination du vietnamien sur l’anglais). Mais plus que jamais, Park Chan-wook explore ici la dimension toute politique de la langue. Ainsi, bien que de nationalité vietnamienne, Le Général s’exprime (presque) toujours en anglais, aussi bien avec Claude (Robert Downey Jr.), l’agent de la CIA qui soutenant la contre-révolution, qu’avec ses compatriotes vietnamiens. L’homme, qui rêve de reconquérir le Vietnam et de détruire les Viêt-Cong – qu’il accuse de piller le Vietnam –, ne s’exprime presque que dans la langue de l’empire américain. 

À l’inverse, Bon, le meilleur ami du Capitaine qui hait les communistes et ignore tout des sympathies politiques et révolutionnaires du protagoniste, choisit de ne quasiment pas parler en anglais durant son exil aux États-Unis. Sa patrie, c’est le Vietnam, et son exil est un deuil – d’autant plus important que le jour de son départ pour les États-Unis, sa femme et son enfant sont morts sur le tarmac à cause d’un bombardement. 

Quant au Capitaine – un métisse franco-vietnamien ayant souffert durant son enfance de nombreuses brimades parce qu’il n’était pas perçu comme 100% Vietnamien –, il maîtrise parfaitement les deux langues et les deux cultures. En tant qu’espion, l’utilisation des deux langues est bien évidemment nécessaire à la bonne réalisation de ses projets, mais elle revêt aussi des enjeux profondément identitaires. Perçu plus asiatique qu’occidental par les Américains, et plus occidental qu’asiatique par les Vietnamiens, Le Capitaine apprendra finalement qu’il est « le double de tout ». Il n’est pas moitié occidental, moitié vietnamien : il est 100% vietnamien et 100% occidental. 

Mais, comme ses compatriotes, Le Capitaine se heurte également à la question politique de la langue. Il est d’abord témoin d’un racisme systémique à l’égard des asiatiques, que symbolise parfaitement le professeur Robert Howard (Robert Downey Jr.), spécialiste des études orientales, dont le regard profondément colonial sur les asiatiques trouve un écho particulier lorsqu’il utilise la langue japonaise dans le seul but d’humilier sa secrétaire américaine d’origine nippone, Madame Sofia Mori. 

Recruté comme consultant sur le tournage d’un film sur la Guerre du Vietnam raconté du point de vue américain et réalisé par le cinéaste mégalomaniaque Niko Damanios (lui aussi joué par Robert Downey Jr.), Le Capitaine tentera de convaincre dans l’épisode 4 le réalisateur d’inclure des phrases en vietnamien dans son film. Prétextant vouloir donner au film plus d’authenticité – sa véritable ambition étant de glisser des répliques symbolisant le point de vue vietnamien –, il se heurte au manque de volonté du metteur en scène, qui n’hésite pas à recruter des figurants chinois ne maîtrisant pas la langue – l’objectif étant que ça fasse asiatique ! 

À l’inverse de Niko Damanios, Park Chan-wook lui-même semble donner la primeur au vietnamien sur l’anglais. Ainsi, le paratexte, à commencer par le titre de la série, apparaît d’abord en vietnamien (Cảm Tình Viên) avant d’apparaître en anglais (The Sympathizer) ; il en va de même pour les indications temporelles et de lieux. 

Le cinéaste utilise également les chansons vietnamiennes pour dire les souffrances de tout un peuple, communistes comme pro-américains. Dès le premier épisode, Le Capitaine (communiste) et ses deux amis éprouvent, malgré leurs différends politiques secrets, une émotion partagée en écoutant une reprise de la chanson Đại Bác Ru Đêm de Trịnh Công Sơn, surnommé le « Bob Dylan vietnamien », et dont les paroles disent toute l’horreur de la guerre : « Nuit après nuit, le bruit des canons résonne vers la ville / Le balayeur de nuit retient son balai pour bien l’entendre / Les canons viennent ici réveiller les mères / Les canons viennent ici affliger les enfants / En pleine nuit, en haut des montagnes, les boules de feu étincellent ». La chanson, chantée par des réfugiés quittant le Vietnam dans un bateau qui navigue vers l’inconnu, conclut la série. Qui est coupable de tous ces drames ? La chanson ne le dit pas. Cependant elle dit clairement qui sont les victimes : le peuple vietnamien.

Un beau récit sur l’identité

Mais les chansons vietnamiennes sont aussi un rendez-vous immanquable pour la communauté vietnamienne exilée aux États-Unis, qui se retrouve à plusieurs reprises lors d’événements publics pour écouter de la musique et chanter ensemble dans leur langue maternelle. En dépit du fait qu’elle soit bien acclimatée à sa nouvelle vie américaine et qu’elle ne semble pas particulièrement motivée à l’idée de retourner au Vietnam, Lana (Vy Le) est le cœur vibrant de ces réunions, où elle interprète des grands classiques de la chanson vietnamienne, tels que Sài Gòn Đẹp Lắm (en français, « Saigon est magnifique »)[1] ou encore Ảo Ảnh (« Illusion »). 

Davantage une série sur l’exil, la langue et l’identité qu’une série sur la Guerre du Vietnam, The Sympathizerpeint un portrait de ces hommes et de ces femmes qui ont quitté leur pays en guerre. Et comment chacun d’entre eux tentera, à des degrés divers, de mêler son identité vietnamienne à son nouveau mode de vie américain. Par exemple, il peut être intéressant d’interroger la volonté de Bon de ne pas parler anglais. Qu’est ce que ce rejet nous dit de la violence de l’exil et plus précisément de celui induit par la guerre ? Qu’est-ce qui se joue intérieurement ? Est-ce véritablement « le rejet de la langue du pays d’accueil », ou est-ce le besoin non-exprimé de se laisser le temps de gérer un triple deuil (femme, enfant, pays) qui rend nécessaire l’emploi privilié, voire unique, du vietnamien par rapport à l’anglais ? 

De son côté, bien qu’il soit un sympathisant communiste dont l’idéologie laisse une place peu glorieuse à la religion (« La religion est l’opium du peuple » écrivait Karl Marx dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel), Le Capitaine en vient à reproduire les rites bouddhistes du culte des ancêtres. Dans le dernier épisode, il finit même par se demander instinctivement, en réponse à la célèbre phrase de Ho Chi Minh[2], si la foi n’est pas plus importante que l’indépendance et la liberté. 

Nous pouvons également citer le personnage de Sonny Tran, journaliste vietnamien communiste ayant obtenu la nationalité américaine, et qui malgré son intégration dans la société américaine, éprouve une forte émotion quand son nom vietnamien est convenablement prononcé. L’écrivain Velibor Čolič évoquait un sentiment analogue dans son Manuel d’exil, dont on vous recommande vivement la lecture


[1] La chanson Sài Gòn Đẹp Lắm, composée par Y Vân et interprétée pour la première fois dans les années 1960 par la chanteuse Carol Kim, demeure très populaire aujourd’hui. Elle a été reprise à de nombreuses reprises, notamment par la chanteuse Phương Vy, la première chanteuse du concours musical national Vietnam Idol. 

[2] « Rien n’est plus important que l’Indépendance et la Liberté. » 

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