Philippe Pratx s’intéresse au rapport que nous entretenons avec les séries, et plus généralement les produits culturels addictifs. Ceci est le fruit de ses réflexions, divisées en trois parties. Cet article forme le deuxième morceau ; pour découvrir le premier, cliquez ici.
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En parlant de production et de consommation on pourrait penser – à tort, s’il faut en croire des pratiques bien installées –, qu’on sort résolument des domaines de l’art et de la culture, ou du moins qu’on s’éloigne radicalement de leur noyau dur. On entre sur les territoires de l’homo consumericus [1]. Baudrillard écrivait dans La Société de consommation (1970) : « On voit que le problème de Ia consommation de Ia culture n’est pas lié aux contenus culturels à proprement parler, ni au « public culturel » […] Ce qui est décisif, […] c’est que cette œuvre […] soit condamnée » à s’inscrire dans « une dimension qui est celle, aujourd’hui universelle, de la production ».
La société de consommation et ses « démons » constituent un sujet inépuisable de questions, de débats. Etablir le lien entre la culture et la société de consommation est sans doute un des aspects les plus passionnants de ce sujet. Nous nous limiterons ici à une seule de ces questions : le phénomène de production sérielle et massive de biens ou objets culturels de toute nature génère-t-il des addictions ? On sait en effet que l’addiction, à son stade quasi pathologique ou plus généralement dans son sens métaphorique et édulcoré, constitue un des rouages, voire des moteurs – et un des grands motifs de critique – de ladite société de consommation. Il pourrait même être tentant d’aller, sur cette thématique, jusqu’à une logique complotiste à ce propos.

Rappelons d’abord ce qu’est le mécanisme de l’addiction. Habituellement on applique la notion aux drogues, illégales ou légales, et à certains comportements (jeu, mais aussi travail, sport…). On considère généralement que ce mécanisme est évolutif et comporte trois phases principales. La phase préalable peut être qualifiée de récréative : la consommation du produit ou la pratique de l’activité est une source de plaisir qui reste plus ou moins occasionnelle et sous contrôle du sujet. La deuxième phase est caractérisée par une augmentation de la consommation ou de la pratique, qui devient plus fréquente et se fait à plus forte dose. L’individu n’est pas toujours maître de la situation et peut – ou non – basculer dans la troisième phase. Celle-ci, pathologique, est celle d’une dépendance caractérisée, aux conséquences sérieuses dans le domaine bio-psycho-social. Le système récompense-plaisir / manque-souffrance s’emballe et conditionne de manière déterminante, par la dépendance qu’il entraîne, les comportements ainsi que l’état physiologique et mental de l’individu. En cause, la libération de dopamine dans le cerveau, provoquée par un produit psychoactif ou une activité induisant une stimulation intense.
En relation avec ces addictions, impossible de passer sous silence une dimension économique emblématique de la société de consommation, de la loi de l’offre et de la demande. Alcool, tabac, drogues, jeu… : des industries prospèrent, légales ou illégales, constituant généralement des lobbies et ne rencontrant guère d’obstacles, ou trop peu dissuasifs, qui puissent mettre un frein à leur rapacité.
Mais ces univers paraissent bien éloignés de l’image plus feutrée que l’on associe au monde de la culture. Bien sûr, là aussi on parle d’industrie (culturelle…), et on brasse des sommes colossales. Mais adopte-t-on la même stratégie cynique : « Plus nous aurons de consommateurs fidélisés, dépendants, meilleures seront nos affaires ! » ? Bref, y a-t-il, dans la réalité actuelle ou dans les potentialités, un risque d’addiction à des produits culturels, une addiction qui serait programmée par ceux qui y trouveraient leur intérêt ? Ce sont encore une fois les séries audiovisuelles qui sont en première ligne des débats. Et les avis sont très partagés quant à leurs effets addictifs. Voyons ce qu’il en est dit.
Un dossier (non daté) intitulé « La société de consommation », mis en ligne par l’université Paris Dauphine, rappelle que ladite société est fondée sur l’entretien d’un désir perpétuel, puisque jamais vraiment satisfait, et qui s’applique aussi bien aux biens matériels qu’immatériels (par exemple « toutes les expériences ludiques qui attisent les émotions »). « Le désir renvoie à une tension, une quête, une addiction, peut-on y lire. Il est partout, la consommation est partout ».

Si l’on reprend quelques avis émis ces dernières années, dans l’ordre chronologique, voici ce que l’on découvre. Dans Libération, le 12 février 2016, on peut lire deux affirmations plutôt contradictoires. D’une part, la psychologue Nathalie Camart déclare : « Le concept de dépendance aux séries n’est pas scientifiquement validé », d’autre part on lit plus loin : « Ce qui définit l’addiction, c’est l’oscillation entre le plaisir et le déplaisir : le sujet reproduit un comportement pour arriver au plaisir. Le déplaisir est lié à sa perte de liberté. Certaines personnes n’arrivent pas à se contrôler et veulent regarder un épisode puis, finalement, elles finissent par regarder toute la saison. On trouve ensuite des conséquences délétères sur le sommeil ou le travail. »
« Aucun [des consommateurs boulimiques de séries, interrogés par les journalistes] ne considère que sa passion pour les séries est à rapprocher d’une addiction. » (France Culture, le 19 avril 2019). Et, lors de la même émission radiophonique, Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien, spécialiste des addictions, déclare : « On commence à voir ce problème dans des entretiens avec des familles, avec des jeunes. Il est abordé sous le mode “je n’arrive pas à faire autrement, je n’arrive pas à me contrôler” et ça crée de la souffrance, des problèmes, des disputes, des tensions. Ce qui est un des critères de l’addiction. » Le 26 avril 2020, on lit dans le Podcast Journal : « Il y a un phénomène d’addiction par le manque. Devant son épisode, le téléspectateur vit le présent avec plaisir… et désire encore plus le futur pour connaître la fameuse fin… qui n’arrive jamais. Sans oublier la frustration de la saison qui se termine, où le désir de découvrir la nouvelle saison est très fort. » Mais, « Un colloque de psychologues s’est posé la question. Il me semble que la réponse qui en était sortie est non. Il n’est pas encore convenu, dans le sens médical du terme, que les séries puissent déclencher des addictions, comme le font la cigarette, l’alcool, ou les drogues. » (Ouest France, 3 juin 2022).
Face à ces opinions, que chacun se fasse la sienne puisque, au vu des contradictions, la réponse à notre question relève bien de l’opinion plutôt que d’une « vérité » objective et indiscutable. Il semble toutefois que le danger addictif existe bel et bien, puisque le colloque de 2022, par son « pas encore convenu », laisse planer un implicite lourd de sens.

On peut trouver aussi des arguments pour insister sur le fait que désormais il est facile pour le spectateur de décider lui-même de sa façon de jouir au mieux des séries : « L’ensemble de nos observations montre que la numérisation des médias couplée à l’accessibilité d’une multitude d’épisodes offre aux fans de séries TV la possibilité de contrôler leur propre rythme de consommation, de façon similaire aux livres. » C’est ce que disent une chercheuse et une professeure associée dans le Journal du CNRS, le 12 janvier 2021. La comparaison avec les pratiques de lecture est intéressante et a pour but de souligner que cette consommation de séries, sous contrôle personnel, répond aux exigences d’une liberté individuelle. Rien que de positif, donc. Et, en effet, lorsqu’on parle de lecture, il est rare qu’on utilise une expression telle que « consommation de littérature » ; on considère facilement le lecteur comme un individu émancipé de toute dépendance, doué d’un esprit critique, faisant usage de son discernement dans ses choix et dans la manière même d’accomplir son acte de lecture. Mais est-ce vrai ?
Le lecteur est-il par essence vacciné contre toute dépendance à son activité, et même contre d’éventuels comportements de lecture à simple « tendance addictive » bénigne ? Les personnages récurrents, les romans fleuves, les sagas, les séries littéraires, les modes intentionnellement adaptées notamment aux adolescents et aux jeunes adultes… semblent indiquer que les conditions sont créées par les auteurs et les éditeurs pour que leur public soit placé face à une offre massive et attractive qui, toutes proportions gardées, n’est pas fondamentalement dépourvue de certaines caractéristiques faisant par ailleurs des séries audiovisuelles des produits très possiblement addictifs. La comparaison n’est donc pas impensable. « Il existe une addiction silencieuse et ravageuse dont personne ne parle. Comme l’alcool ou les stupéfiants, la lecture rend accros ses usagers », peut-on lire dans un article du magazine Psychologies. Et plus loin : « Mais lire fait du bien, et parfois sauve. […] ”Trop” lire n’est jamais nocif ».

Il existerait donc bien, aussi, une addiction à la lecture, dès lors qu’elle devient passionnelle, compulsive, mais elle serait forcément positive, utile, recommandable. Difficile de disconvenir des bienfaits évidents que peuvent nous apporter les livres. Cependant – et même en laissant de côté les syndromes quelque peu paroxystique de Don Quichotte, d’Emma Bovary ou de sa petite cousine Jeanne chez Maupassant – ne faudrait-il pas observer de plus près la réalité des pratiques intensives de lecture, évidemment diverses, et de ce qui est proposé aux lecteurs pour alimenter leur passion ?
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[1] Le consumériste érigé en modèle d’une humanité spécifique.






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