Arabisant et spécialiste de l’islam, Hassan DIAB EL HARAKE est enseignant chercheur universitaire. Il est également le directeur de la publication de Cheminez et nous propose un éclairage sur la codification de la langue arabe.
Compte tenu de l’importance de l’islam dans le monde arabe, on peut être amené à penser que les linguistes se sont appuyés d’abord et avant tout sur les textes sacrés de l’islam que sont le Coran et la parole du prophète Mohamad pour la codification et l’enregistrement de la langue arabe.
Cependant, comme nous l’indiquent les œuvres des savants arabes, notamment Ibn Hazm al-Andalousi (994-1064), Fakher al-Din al-Razi (1150-1210), et Abou Hasan al-Nahawi (1256-1344), les textes sacrés ont été relégués au deuxième rang, et d’autres sources leur ont été préférées… Nous allons donc voir quelles sont ces sources autres que les textes sacrés qui ont permis aux linguistes de codifier la langue arabe.
Au début de l’islam, il semble que la société tribale des Arabes ne possédait pas de système administratif avancé ; les conquérants – c’est-à-dire les Arabes – ont emprunté les systèmes administratifs des régions conquises (notamment ceux des Perses et des Byzantins). Mais avec l’arrivée d’Abd al-Malik, calife omeyyade entre 685 et 705, la situation va changer. Abd al-Malik, à qui la littérature islamique attribue un rôle important dans la fixation du texte coranique, entame une arabisation de l’administration. L’arabe devient donc la langue administrative dans tout l’empire, de l’Égypte à l’Iran. Abd al-Malik fait frapper une nouvelle monnaie en 695 pour remplacer les monnaies byzantines et sassanides. Il fixe aussi le poids de nouvelles pièces d’or, qui portent uniquement des légendes en arabe : la date et le lieu où elles ont été frappées, ainsi que la profession de foi musulmane. C’est ainsi qu’apparaissent alors les dinars (les premières pièces d’or) et les dirhems (les premières pièces d’argent). L’arabisation de l’administration permet à la langue arabe de s’implanter plus ou moins facilement dans les régions fraichement conquises.

Dinar omeyyade figurant Abd al-Malik
Les questions sur la codification de la langue arabe semblent être amorcées à l’époque du califat de l’imam Ali (656-661). L’Imam Ali aurait donné à son disciple Abou al-Aswad al-Douali (603-689) des indications sur les divisions nom, verbe, particule. C’est dans les années qui ont suivi la mort d’Abd al Malik (646-705) que la langue arabe a connu son premier mouvement de codification, qui a été mené par une première génération de scientifiques à multiples casquettes, puisqu’ils étaient à la fois grammairiens, collecteurs, narrateurs et lexicographes, comme Abdallah ben Abi Ishaq (mort en 735), Abou Umro ben al-Alaa (689-770), et Khalil ben Ahmad al-Farahidi (718-797). Ce travail de codification est couronné par les travaux de l’élève de Khalil Ibn Ahmad al-Farahidi, un certain Sibawayh (760-796), auteur présumé du Al–Kitab, œuvre majeure de la grammaire arabe. Le travail de codification ne s’arrête pas avec Sibawah, mais c’est grâce à cette génération que la langue arabe aura entamé une étape décisive dans la fixation de sa grammaire et de son écriture.
L’arabisation de l’administration semble attirer l’attention sur la nécessité de mettre par écrit un système langagier apte à incarner la langue d’un État impérial très centralisé qui s’élargit géographiquement au rythme auquel s’accélèrent les conquêtes musulmanes. Les conflits sur le pouvoir dans l’islam qui régnaient à l’époque obligeaient les antagonistes à s’appuyer sur les textes sacrés pour justifier leur pouvoir. La compréhension, l’explication et l’interprétation des textes fondateurs de l’islam expliqueraient l’émergence du mouvement de la codification de la langue arabe. La conversion massive des non-Arabes à l’islam a sans doute aussi motivé les linguistes arabes à se lancer dans une telle entreprise. Cette conversion a nécessité de codifier la langue arabe pour faciliter son apprentissage aux nouveaux convertis, et limiter ainsi l’influence de leurs langues d’origines sur la langue arabe.

La mainmise des Arabes sur la fabrication du papier à Samarcande au début du VIIIème siècle et l’apparition de la fabrication du papier à Bagdad vers la fin du même siècle, ont également encouragé et/ou facilité l’émergence d’un grand mouvement scientifique tout azimuts y compris la codification de la langue arabe.
Pour codifier la langue arabe, les scientifiques partent d’un postulat : la langue codifiée et enregistrée doit être recueillie de la bouche de ceux qui l’utilisent dans son état le plus pur. Ainsi, la notion de la pureté de la langue s’impose et façonne toute l’entreprise scientifique. Les linguistes arabes décident de déterminer leurs matériaux linguistiques en fonction de deux critères : la chronologie et la géographie. Ces deux critères mènent, dans un premier temps, les linguistes à valider uniquement les matériaux linguistiques datant de l’époque comprise entre 400 et 800 et à recueillir prioritairement le langage des Bédouins qui ne savent ni lire ni écrire et qui habitent des régions rurales très éloignées de tout élément non-arabe. Donc, pendant cette période, des linguistes partent dans des villages reculés à la recherche des Bédouins. Les linguistes passent du temps avec eux, observent leur langue, et font un travail de collectage en recueillant de leurs bouches des poèmes anciens, des récits des combats et des querelles entre tribus.

Conscients de leur nouveau statut, des Bédouins décident de donner une valeur marchande à leurs récits et s’installent dans les deux grands centres d’études grammaticales de l’époque, à Koufa et à Basra en Irak. Cette situation permet à des imposteurs de se présenter comme des Bédouins analphabètes et de vendre « leur parole » à des linguistes. On raconte même que certaines personnes n’ayant pas une couleur de peau assez foncée pour ressembler à un Bédouin partaient prendre un bain de soleil dans des villages reculés afin de pouvoir se faire passer pour l’un d’entre eux. Une fois les paroles des Bédouins enregistrées, elles deviennent des textes témoins, à partir desquels les linguistes déduisent des normes linguistiques. Ainsi, les textes témoins deviennent un élément clé dans le développement de la syntaxe, la morphologie, la lexicographie et la métrique.
Comme nous l’avons précisé plus haut, les textes sacrés de l’islam sont loin d’être négligés dans la codification et l’enregistrement de la langue arabe mais ils occupent une place moins importante que celle des « textes témoins ». Ce choix peut être expliqué en partie par le long processus de la fixation et de la canonisation des textes sacrés de l’islam. Le texte coranique et la parole prophétique, n’étant pas encore canonisés et encore moins mis définitivement par écrit, il ne pouvait pas constituer une source à part entière aux yeux des linguistes.
Il convient de dire qu’avant l’apparition de l’islam, la péninsule arabique (l’Arabie du Sud et l’Arabie centrale) qui est à la convergence de l’Asie et de l’Afrique, s’est caractérisée par une diversité, religieuse, ethnique, sociale et linguistique. La littérature arabe atteste l’existence de plusieurs variétés d’arabes pratiquées dans la péninsule arabique. Cependant, les outils épistémologiques, mis en place sous l’égide des linguistes, soucieux de la pureté de la langue, notion qui renvoie à l’existence d’une langue supposée être pure et originelle, ont fait que la langue codifiée et rassemblée ne représente pas la langue arabe dans sa globalité et dans sa diversité telle qu’elle a été pratiquée à l’époque. Sous le prétexte que les Bédouins n’ont presque jamais eu contact avec des éléments non arabes, ils ont été considérés comme la pierre angulaire de l’édifice linguistique arabe. La langue qui a été rassemblée et codifiée est en bonne partie celle des Bédouins. On peut ainsi s’interroger sur cette langue rassemblée : n’est elle pas davantage le reflet de l’univers des Bédouins et son mécanisme de pensée que celui des citadins ?
Plus important encore, le mouvement de codification se compose d’un double processus légitimation/délégitimation. D’un côté, il confère une légitimité à l’arabe codifié, et de l’autre côté, il délégitime les variétés de l’arabe non codifiées. Ainsi, la codification de la langue arabe relègue aux autres variétés arabes le statut de « dialectes » et crée un rapport conflictuel entre l’arabe codifié et l’arabe non codifié. À partir du XIXème siècle, cette conflictualité a été exacerbée par l’apparition des mouvements nationalistes arabes. Calqué sur le nationalisme européen (notamment français et italien), le nationalisme arabe considère la langue arabe codifiée comme facteur unificateur de la nation arabe, l’arabe non codifié est donc, considéré comme un frein à la réunification.

Le monde arabe vit donc, depuis des siècles avec deux systèmes linguistiques, qui sont souvent opposés l’un à l’autre. Le premier qui a été validé par des linguistes, est appelé entre autres Fousha (traduit en français par « arabe littéraire ») utilisé essentiellement à l’écrit, tandis que le second appelé Amiya ou Darija (« arabe dialectal ») est considéré comme une déviation, utilisée essentiellement à l’oral. Il serait temps de ne plus opposer les deux systèmes, et les accepter comme deux réalités langagières qui s’entremêlent, évoluant dans un monde arabe qui, n’en déplaise, aux premiers linguistes ainsi qu’à certains récits nationalistes, s’est toujours conjugué au pluriel.






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