Philippe Martel est historien, spécialiste de l’histoire du domaine occitan. Auteur de plusieurs ouvrages comme Enseigner la région (2001), Les Cathares et l’histoire. Le drame cathare devant ses historiens (1820-1922) (2002), L’école française et l’occitan : le sourd et le bègue (2007) et Les Félibres et leur temps. Reconnaissance d’oc et opinion 1850-1914, il a intégré le CNRS et a été décoré de l’insigne des Chevaliers de l’Ordre des Arts et des Lettres en 2015. Philippe Martel, qui a rejoint le « Collectif pour les Littératures en langues régionales à l’école » (dont la tribune est à retrouver ici), nous fait l’honneur d’écrire un article pour Cheminez.

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         Frédéric Mistral ?  C’est un nom sur des plaques de rue dans bien des villes ou villages du Midi, avec parfois deux dates, 1830 et 1914. Nous voilà bien renseignés. Qui est un peu curieux pourra apprendre que c’est un écrivain « provençal » auteur d’un poème, Mirèio, dont Gounod en 1864 a tiré un opéra (« ô Magali ma tant aimé-eu » : combien de Magali, de Mireille, savent que c’est Mistral qui a inventé leur prénom ?).  Des photos ou des portraits montrent un monsieur à barbiche coiffé d’un grand chapeau. En cherchant bien, on saura qu’il a eu un prix Nobel de littérature en 1904 (partagé d’ailleurs avec un auteur espagnol oublié) : l’inusable manuel de français Lagarde et Michard le signalait jadis, puisque cela faisait un Nobel de plus pour la France (champagne !), sans pour autant d’ailleurs en donner à lire la moindre ligne.

            Il est vrai que Mistral n’écrivait pas en français, mais dans la variante provençale de la langue d’oc, ou occitan. Bref, une langue « régionale », pour ne pas dire provinciale, ce que ceux qui croient savoir appellent un patois. Ceux-là en concluront que ses œuvres, dont ils ignorent d’ailleurs les titres, ne valent d’être lues que par les originaires de la province concernée, puisque fatalement cet auteur « régionaliste » ne peut parler que de son terroir, et ne fournir au fond qu’une sorte de guide touristique de la Provence, mais versifié. Et voilà tout. Sauf que ce n’est pas si simple.

            Reprenons depuis le début, en 1830, donc, quand le jeune Frédéric nait dans une famille de paysans aisés, à Maillane (Bouches-du-Rhône) entre Arles et Avignon. Fils cadet, né d’un second lit en plus, il n’est pas destiné à reprendre l’exploitation familiale, et son père lui fait suivre des études : il sera bachelier et licencié en droit. Ce qui lui donne une double culture : celle de sa famille et de sa classe, avec sa langue, le provençal, et celle de l’école, faite de français, de latin et de grec.  Dans la France centralisée et élitiste de son temps, pour qui est détenteur de ce genre de double culture partout où existe une autre langue que le français, la voie normale, c’est le choix obligé de la seconde et l’oubli de la première, pour mieux accéder aux rangs des « messieurs ». Or, Mistral, lui, refuse cette fatalité, et décide très tôt de mettre au service de sa lengo mespresado tout le savoir acquis au cours d’études qui au surplus lui ont appris que la langue d’oc avait été au Moyen Age celle des Troubadours qui avaient influencé toutes les littératures européennes de leur temps, avant que la conquête française n’impose une autre langue pour la culture, l’administration, et bientôt l’école. Ainsi donc, ce que les notables appelaient dédaigneusement un « patois » avait eu suffisamment de prestige pour que Dante l’utilise pour quelques vers de sa Divine Comédie. Dès lors, le projet de Mistral sera de permettre à sa langue, après des siècles de décadence, de retrouver le niveau de qualité littéraire qui avait été le sien au XIIe siècle.

            Il n’est pas seul : au même moment un peu partout en pays d’oc, d’autres écrivent dans le dialecte de leur région, et découvrent progressivement que d’autres ailleurs le font dans des parlers pas si différents ; des contacts se nouent, des revues et des anthologies paraissent, des groupes se constituent. Il y en a un à Avignon dès 1854, dont Mistral va vite devenir le chef, en lui donnant un nom au passage : le Félibrige. Un groupuscule au départ (c’est à Marseille que les écrivains d’oc sont les plus nombreux). Mais ses membres, les félibres, partagent la même vision de la langue, épurée et travaillée, dotée d’une même orthographe. Et en 1859, Mistral frappe un grand coup en publiant une épopée en 12 chants, sous le signe d’Homère, Mirèio, l’histoire de l’amour impossible entre une riche héritière et un vannier sans le sou, située dans le milieu social que Mistral connaît, celui de la campagne rhodanienne. Salué par Lamartine et par la plupart des critiques du temps, le poème connaît un grand succès, qui fait du Félibrige le centre incontournable de la renaissance d’oc, tandis que la rencontre avec des Catalans qui eux aussi font renaître, en Espagne, une langue très proche de l’occitan permet à Mistral de rêver, un temps, à une Europe fédérée dans laquelle les petites « nationalités » pourraient retrouver l’autonomie que les grands Etats leur refusent.

            Problème : Mistral ne mesure pas tout de suite les limites de son succès de 1859. Les critiques ont adoré Mirèio, certes, mais pas forcément pour de bonnes raisons. Ils trouvent le poème « charmant » et « rustique », pour reprendre les épithètes les plus employés, sans voir sa réelle violence, celle des conventions sociales, celle du climat (c’est le soleil qui tue l’héroïne), celle des jeunes hommes, rivaux courtisant une même jeune fille. Il y a du romantisme dans Mirèio, mais ce n’est pas une bluette folklorique. Pire : célébrer Mistral, pour certains, c’est en faire l’anti-Baudelaire, une sorte de poète naïf étranger à toute velléité de transgression. Et surtout, ce qui ne passe pas, c’est le choix de la langue : pourquoi Mistral n’écrit-il pas français comme tout le monde, et pourquoi a-t-il l’audace d’affirmer que son provençal, non content de ne pas disparaître, va ouvrir une nouvelle phase dans l’histoire de la littérature française ? Il y a quand même là un triple malentendu qui signifie, au fond, que le système culturel national refuse toute remise en cause de la triple hiérarchie Paris/Province, Nord/Sud, français/ toutes les autres langues de France. Cela, Mistral le comprend en 1867, quand son second poème, Calendau, est reçu froidement, voire permet à certains, comme Zola, de prêter à Mistral des velléités séparatistes et réactionnaires.

            Mistral accuse le coup. Militant d’extrême-gauche pendant ses études, resté républicain ensuite, il glisse vers la droite à la fin du Second Empire et surtout après la Commune. Il renonce à son rêve de fédéralisme européen, qui n’est plus de saison après une défaite française qui entraîne un raidissement nationaliste. Il se replie sur une vague revendication de « décentralisation » dont parlent tous les partis quand ils sont dans l’opposition, pour l’oublier quand ils sont au pouvoir : Mistral passe donc son temps à osciller de droite à gauche au rythme des promesses « régionalistes » des uns et des autres, sans résultat. Quant au Félibrige, il se développe certes au fil des ans, avec quelques centaines de militants et quelques milliers de sympathisants (pour une trentaine de départements…),  et il compte dans ses rangs des écrivains de valeur, mais son profil sociologique ne lui permet pas d’influencer les comportements linguistiques de la société occitane : en gros, on a affaire à des petits bourgeois, qui ne touchent ni les classes populaires dont ils sont issus et dont ils partagent encore la langue, ni les classes supérieures qui ont choisi définitivement le français.

            Mistral, quant à lui, continue à construire son œuvre. Il publie un grand dictionnaire de la langue d’oc dans tous ses dialectes, le Trésor du Félibrige, imparfait, certes, mais on n’a pas fait mieux depuis. Il compose des poèmes, témoignant d’une grande variété d’inspiration et d’une aussi grande inventivité formelle, notamment pour le Pouèmo dóu Rose (le Rhône) en 1897, douze chants, encore, en endécasyllabes non rimés, combinant description de la vie des hommes du fleuve, arrière-plan fantastique et une histoire d’amour impossible, encore (mais peut-être que pour Mistral, tout marié qu’il soit, la Provence n’a jamais été que l’image de la femme qu’il n’avait pas eue). Côté prose, il écrit des contes, ses mémoires, (1906) avant de créer à Arles au début du XXe siècle, un musée ethnographique, le Museon arlaten. Il meurt en mars 1914, entouré de la vénération de ses disciples.

            A-t-il été finalement compris par ceux qui donnent le ton en matière de culture française ? On n’en jurerait pas. Il n’est pas oublié, certes, mais ne retrouve jamais le succès de Mirèio, et sa revendication en faveur d’une place pour l’occitan dans l’école de Jules Ferry n’est pas écoutée – de son vivant en tout cas : le patois doit disparaître, croyait-on alors…

            En revanche, il est bien mieux reçu hors de France, que ce soit en pays linguistiquement roman, entre Italiens, Espagnols, Roumains, Romanches de Suisse… ou ailleurs, chez les romanistes allemands (ceux qui militent pour lui obtenir son prix Nobel), chez les intellectuels grecs ou ukrainiens, jusqu’au Japon ou aux Etats-unis. Et ses œuvres sont traduites dans la plupart des grandes langues de culture.

            Paradoxal, non ? Ne serait-il pas temps de lui faire enfin une place dans la culture nationale de son pays, la France, comme d’ailleurs aux autres écrivains du même pays ayant choisi d’écrire autrement qu’en français ?            

          Et si pour commencer, on le lisait ? Croyez-moi, ça en vaut la peine.

Une réponse à « Frédéric Mistral : le Prix Nobel de Littérature occitan vu par un historien »

  1. Avatar de Guardiola Roux Viviane
    Guardiola Roux Viviane

    Très bon article qui constate judicieusement et l’état de la langue et les efforts considérables de F Mistral pour lui donner une place dans la société de son temps et celle à venir et la sortir du ghetto. On lui doit beaucoup : Mirèio est le texte très moderne d’une jeune femme qui refuse la décision de son père et prend le chemin de la liberté. Mistral a touché à tous les genres poésie prose, théâtre et linguistique avec un trésor très très complet des nuances du provençal et autres dialectes, tout cela sans internet !!! Puis il a créé son « dernier poème  » une oeuvre faite d’objets, une intuition de génie…avec un musée, bâtiment choisi car il recelait des restes du forum romain d’Arles en témoignage la lignée latine du provençal… Et où il a mis TOUT l’argent de son prix Nobel. Il voyageait peu et se suffisait d’une vie simple dans son petit village de naissance Maillane …. Un homme de génie. Merci à toute l’équipe et à Amin Maalouf dont j’ai lu tous les textes y compris Amour de loin…. de proposer cet ouvrage et de nous permettre de connaître ainsi et aussi les autres langues de France. Que le gouvernement français cesse enfin sa frilosité sur les langues régionales, une RICHESSE !!! Une richesse pour tous.tes. Viviane Roux

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