L’immense succès de la série House of the Dragon, le premier spin-off de Game of Thrones par HBO, a confirmé l’immense pouvoir attractif de la fantasy. Acclamée par le public comme par la critique, la série a profondément marqué le public autant par ses qualités artistiques évidentes (mise en scène, jeu d’acteur, effets spéciaux, musique, scénario) que pour la reconstitution sombre et violente de son Moyen-Âge. 

Le Moyen-Âge dans la Fantasy

Un récent ouvrage collectif dirigé par Anne Besson et paru aux éditions ActuSF, intitulé Fantasy et Moyen-Âge, nous rappelle les liens très étroits qu’entretient la fantasy avec une époque médiévale fantasmée. Si d’autres époques historiques (l’Antiquité, la Renaissance, l’époque moderne) ont pu inspirer les auteurs de fantasy, dès La Source du Bout du Monde de William Morris, le premier roman du genre, le Moyen-Âge occupe néanmoins une place privilégiée. Et pour cause : c’est le Moyen-Âge qui invente le merveilleux, dont est issue la fantasy. 

Aussi, si certains auteurs tirent leur inspiration d’événements historiques, comme la Guerre des Deux Roses en Angleterre qui a inspiré la Guerre des Cinq Rois dans Game of Thrones, d’autres écrivains s’inspirent de la littérature médiévale. Ainsi, le philologue J.R.R. Tolkien (Le Seigneur des AnneauxLe Hobbit) a largement puisé dans les Eddas – deux manuscrits datant du XIIIème siècle, classiques de la littérature médiévale norroise, reprenant les grands mythes fondateurs de la mythologie nordique –, le poème épique Beowulf ou encore la Matière de Bretagne (c’est-à-dire les récits Arthuriens du Moyen-Âge). 

La France et les pays francophones ne manquent bien évidemment pas de grands auteurs de fantasy : Pierre Pevel (Les Lames du Cardinal), Stefan Platteau (Les Sentiers des Astres), Justine Niogret (Chien du heaume) sont autant d’exemples du vivier très important qui font la gloire de l’Hexagone. Ces dernières années, un écrivain originaire de Nancy remporte d’ailleurs tous les suffrages : il s’agit de Jean-Philippe Jaworski. 

Jean-Philippe Jaworski, un auteur adoré des fans du genre

Professeur de français pendant plusieurs années, l’écrivain a commencé sa carrière en concevant deux jeux de rôles : Tiers Âge, qui se déroule dans l’univers du Seigneur des Anneaux, et Te Deum pour un massacre, qui nous plonge dans le monde âpre et violent des Guerres de Religion qui ont opposé catholiques et protestants au XVIème siècle. Se décrivant comme Tolkiendil (nom donné aux fans de J.R.R. Tolkien) et féru d’Histoire, Jean-Philippe Jaworski a très tôt désiré écrire de la fantasy. Son premier ouvrage publié est Janua Vera, un recueil de nouvelles se déroulant dans l’univers qu’il a conçu, le Vieux Royaume. 

Dans chacune des dix nouvelles que compte Janua Vera, l’écrivain-rôliste se saisit d’archétypes issus du jeu de rôle de fantasy (le roi, l’assassin, le preux chevalier, le barbare, l’elfe) pour mieux les contourner, tout en présentant son univers secondaire. Janua Vera est également l’occasion pour Jean-Philippe Jaworski de présenter des personnages qui reviendront souvent dans ses œuvres suivantes. 

Après ce premier essai littéraire, Jean-Philippe Jaworski écrit son premier roman, Gagner la Guerre. Suite de la nouvelle Mauvaise Donne parue dans Janua Vera, il nous plonge dans les aventures de l’assassin Don Benvenuto Gesufal, âme damnée et homme de main de la plus haute autorité politique de la République de Ciudalia. Inspiré du Quattrocento italien, Gagner la Guere est un roman coup de poing, un véritable coup de maître, une variation en fantasy du célèbre essai Le Prince de Machiavel. Le roman de 1000 pages dans sa version poche a connu un succès immense, et a permis à Jean-Philippe Jaworski de remporter le prestigieux Prix du Meilleur roman francophone aux Imaginales en 2009, festival spécialisé dans la fantasy. 

Il écrit ensuite Le Sentiment du Fer, recueil de nouvelles racontant certains épisodes de la Guerre des Vieux Vassaux, une guerre sanglante inspirée de la Guerre de Cent Ans, qui a provoqué la chute du Vieux Royaume deux cents ans avant l’action de Gagner la Guerre. Jean-Philippe Jaworski quitte ensuite pour quelques années l’histoire sanglante du Vieux Royaume pour se concentrer sur la construction d’une trilogie de fantasy historico-celtique, Les Rois du Monde, qui lui a valu un deuxième prix Imaginales dès la parution du premier opus, Même pas mort. Le second tome, Chasse Royale, paru en quatre branches, a transformé la trilogie en « beaucoulogie » selon les propos même de l’écrivain. 

Alors que les fans de Jean-Philippe Jaworski attendent avec impatience la parution de la dernière partie du Rois du Monde, intitulée La Grande Jument, l’écrivain nancéien a quitté son travail d’enseignant pour se concentrer uniquement à l’écriture. Il a fait une pause dans les guerres fratricides qui ravagent la Celtique à la fin du Premier Âge du Bronze pour revenir sur les terres du Vieux Royaume avec Le Chevalier aux Épines, son magnifique hommage au roman courtois médiéval. 

Petit précis de littérature courtoise

Divisé en trois tomes, respectivement intitulés Le Tournoi des Preux (sorti en janvier 2023), Le Conte de l’assassin (en juin 2023) et Le Débat des dames (prévu en janvier 2024), Le Chevalier aux Épines est la suite de la nouvelle Au Service des Dames, parue dans Janua Vera. On quitte la République de Ciudalia pour se plonger dans les guerres féodales du Duché de Bromael. 

Parce qu’elle a été accusée d’avoir eu une relation adultère avec Ædan de Vaumacel, le Chevalier aux Épines, la Duchesse Audéarde de Maginois a été répudiée par son époux le Duc Ganelon de Bromael. Le Chevalier aux Épines ne s’est pas présenté au procès. Un an après l’enfermement de la Duchesse et le remariage du Duc avec sa nouvelle épouse, l’intrigante Clarissima Ducatore (la fille du patron de Don Benvenuto dans Gagner la Guerre), la révolte gronde. Les fils de l’ex-duchesse Audéarde s’opposent à l’autorité paternelle et affichent leur souhait de sauver l’honneur de la ci-devant duchesse. Pendant ce temps, le Chevalier aux Épines, honni aussi bien par les partisans du Duc que par ceux de la Duchesse, revient sur les terres du Duché. S’il annonce vouloir laver son nom – et celui de la Duchesse – de l’opprobre, il semble néanmoins plus intéressé par la disparition mystérieuse d’enfants de paysans. 

Dans la continuité de l’œuvre de Jean-Philippe Jaworski, Le Chevalier aux Épines bénéficie de l’écriture toujours splendide de son auteur, de son talent pour la construction de personnages troubles, son sens du dialogue et du suspense rarement égalés, et de son imposant travail de recherches pour toujours plus d’authenticité. Surtout, il s’agit sans doute de l’un des plus beaux hommages rendus à la littérature courtoise médiévale. 

Par son sujet, d’abord, puisque la courtoisie chevaleresque est au cœur du roman. Un dialogue passionnant entre la redoutable Baronne de Brégor et le naïf bachelier Yvorin de Quéant à propos de l’amour qu’il porte à la belle Héluise, promise à un autre, est une leçon à lui seul sur les relations hommes-femmes dans le fin’amor

En outre, si l’écrivain nous donne accès aux sentiments d’Yvorin de Quéant, il nous cache l’intériorité du personnage d’Ædan de Vaumacel, qui reste tout le temps mystérieux. À l’occasion de sa présentation au Festival des Imaginales 2023, l’écrivain confie que ce choix résulte à la fois d’un impératif narratif (le mystère autour du Chevalier aux Épines est l’un des éléments majeurs de l’intrigue) et du fait que le roman médiéval n’avait pas encore inventé le roman psychologique, apparu au XVIIème siècle avec Le Page disgracié de Tristan L’Hermite.[1]

Jean-Philippe Jaworski questionne également la question de la morale dans les romans médiévaux. Prenant pour exemple le Lancelot de Chrétien de Troyes, qui répondant à une commande de la comtesse Marie de Champagne a été contraint d’écrire un roman faisant l’éloge de l’adultère alors que le reste de sa bibliographie faisait celui du mariage chrétien, Jean-Philippe Jaworski s’amuse de la moralité de ses personnages. Ainsi, Ædan de Vaumacel a un sens de l’honneur très strict qui l’amène à commettre des actes que l’on ne s’attend pas à voir commettre de la part d’un chevalier ; le bachelier Yvorin de Quéant, quant à lui, voit ses nombreux serments s’opposer. 

Par la forme, ensuite et surtout. Toujours habité par la volonté de faire correspondre la forme et le fond, Jaworski utilise les codes de la littérature courtoise jusque dans la construction narrative de son roman. Ainsi, son narrateur anonyme et mystérieux est un clin d’œil au mystère qui entourent de nombreux romanciers médiévaux. De nombreux livres, comme Le Roman de Renart et La Chanson de Roland ne sont pas signés ; et l’on ne sait pas grand-chose d’écrivains comme Chrétien de Troyes. 

De même, l’absence de cartes, pourtant très en vogue dans les romans de fantasy depuis C.S. Lewis et J.R.R. Tolkien, résulte de l’envie de Jaworski de se rapprocher au plus près de l’expérience empirique que les hommes et femmes du Moyen-Âge avaient de leur territoire, comme il l’a confié dans une interview croisée avec Stefan Platteau pour nos confrères de Hitek.

De son propre aveu, la présence du chat chronovague Mirabilis, dont le narrateur épouse le point de vue, est autant qu’un hommage aux familiers des magiciens des jeux de rôles qu’un hommage aux animaux qui peuplaient les enluminures des manuscrits médiévaux

Enfin, il faut également souligner la présence d’un roman médiéval intradiégétique dans le roman de fantasyLe Bel Églantier écrit par un certain Belcastel, hommage à peine voilé au Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu. 

Il en découle que Le Chevalier aux Épines, en plus d’être un merveilleux roman de fantasy, est également une magnifique porte d’entrée à la littérature médiévale courtoise, dont elle reprend de nombreux codes pour mieux les retourner, pour le plus grand plaisir du lecteur. Nul doute que ce roman en trois tomes vaudra à son auteur un troisième Prix Imaginales bien mérité !


[1] En vrai, le roman psychologique est apparu au XIème siècle au Japon avec Le Dit du Genji de dame Murasaki Shikibu. Pour en savoir plus, lisez notre article Huit chefs d’œuvre de la littérature japonaise

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